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AccueilNumérosN°4, vol. 6EnquêtesAu cœur de l’exclusion

Au cœur de l’exclusion

Enquête auprès des salariés d’Emmaüs
At the heart of exclusion. A study of the Emmaüs employees
Marie Loison-Leruste

Résumés

Cet article s’intéresse aux « premières lignes » de l’Association Emmaüs qui travaillent dans le champ de la lutte contre les exclusions, en contact direct et quotidien avec les personnes sans domicile. Ces intervenants rencontrent des difficultés à exercer leur travail d’accompagnement, expriment des sentiments d’insé­curité et de souffrance au travail, et sont soumis à l’imprévisibilité et à des injonctions contradictoires, dans un contexte d’urgence sociale toujours plus grande. Ils mettent donc en place des stratégies d’adaptation informelles pour répondre aux demandes qui leur sont adressées de la part de l’association et du public qu’ils accueillent. L’incertitude inhérente à la nature de leur travail fragilise finalement l’ensemble des acteurs et l’association elle-même.

At the heart of exclusion. A study of the Emmaüs employees

This paper deals with the “front lines” of the association Emmaüs, who work in direct and daily contact with homeless people. In the ever‑growing context of social emergency, these social workers encounter difficulties in carrying out their work of social support, expressing feelings of insecurity and suffering at work. Moreover, they are subjected to unpredictability and contradictory injunctions by the Emmaüs association and other social intervention actors. In order to respond to the demands of the homeless people and the association, the social workers implement informal adaptation strategies. In the end, the uncertainty of their work weakens all the actors and the association itself.

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Texte intégral

  • 1 . Tract de la Fédération nationale Sud Santé Sociaux (syndicats des salariés du secteur Sanitaire e (...)

Devons‑nous être maintenus dans la précarité sous prétexte que nous travaillons avec un public en situation de précarité1 ?

  • 2 . La recherche effectuée et l’article qui en est issu ont été réalisés en collaboration avec Claire (...)
  • 3 . Le délit de vagabondage et de mendicité n’a été abrogé qu’en 1994.
  • 4 . Dans la lignée des travaux de l’INED et de l’INSEE (Firdion & Marpsat, 2000) nous employons à des (...)

1Depuis le début des années 1980, les politiques de lutte contre l’exclusion sociale se sont déployées pour tenter d’enrayer les effets dévastateurs du contexte socio‑économique fragilisant les populations les plus vulnérables de nos sociétés modernes2. Alors qu’elles étaient avant cette date le plus souvent perçues comme inaptes, marginales et dangereuses, et à ce titre réprimées3, les personnes sans domicile4 sont devenues des cibles caractéristiques voire paroxystiques de ces politiques d’intervention (Damon, 2002). Même si les formes de répression ou d’hostilité n’ont pas disparu (Loison‑Leruste, 2014), les « SDF » ne sont plus considérés comme des criminels mais comme des individus dotés de droits économiques et sociaux à qui il convient de porter assistance. De nombreux dispositifs ont ainsi été créés pour leur venir en aide, mobilisant de nombreux acteurs institutionnels et associatifs (Hély & Loison‑Leruste, 2012).

2Parmi ces acteurs, l’Association Emmaüs est incontournable en France et fait partie des grandes associations reconnues aujourd’hui dans le champ de l’urgence sociale, de la pauvreté et de la lutte contre les exclusions (Brodiez‑Dolino, 2008). Les chiffres de son activité le prouvent : intervenant dans le domaine de l’hébergement, de l’accompagnement social et du logement d’insertion, l’association emploie, en 2013, 485 salariés, accueille 29 compagnons, fonctionne grâce à l’aide de 179 bénévoles et de 436 adhérents. Les 64 structures d’hébergement ou de logement adaptés permettent d’héberger ou de loger 3 000 personnes chaque jour. Les trois équipes de maraude de l’association ont rencontré 10 790 personnes et les 10 accueils de jour ont enregistré 197 467 passages en 20135.

3Quelles sont les modalités de « prise en charge » des personnes sans domicile aujourd’hui ? Qui sont les professionnels qui assurent leur accompagnement ? Comment s’organise leur quotidien ? C’est à ces questions que nous avons souhaité répondre en allant enquêter dans cette association et en observant les interactions entre les intervenants sociaux et les personnes privées de logement et/ou à la rue. Entre octobre 2009 et mars 2010, nous avons donc réalisé une enquête ethnographique au sein de l’Association Emmaüs, avec les équipes de la Maraude Paris‑Nord et de l’accueil de jour l’Agora situé dans le premier arrondissement de Paris (voir encadré 1).

4En allant observer les interactions entre les professionnels et les personnes sans domicile au sein d’une association caritative telle qu’Emmaüs nous avions deux postulats : le premier reposait sur l’image très positive d’une association militante et solidaire que la figure de l’Abbé Pierre a contribué à forger dans l’opinion publique française. Le second avait trait au thème de recherche lui‑même, c’est‑à‑dire à l’étude des processus d’exclusion et à leur traitement social qui devait se focaliser sur les publics pris en charge et sur la relation qu’ils entretiennent avec les acteurs de l’intervention sociale. Pourtant, notre regard s’est très vite porté sur le fonctionnement des services dans lesquels nous avons enquêté et sur la manière dont travaillent les salariés d’Emmaüs. Derrière la popularité et la célébration apparemment unanime de l’action de cette association de lutte contre les exclusions, le quotidien des salariés donne à voir une réalité beaucoup moins consensuelle et homogène.

  • 6 . Le terme de vulnérabilité fait l’objet de débats (Bresson et al., 2013). Nous l’employons ici dan (...)
  • 7 . Slogan présent sur tous les lieux et éléments de communication
    d’Emmaüs, voir https://sociologie. (...)

5Dans un contexte marqué par une urgence sociale toujours plus grande, les intervenants « de première ligne », en contact direct et quotidien avec le public ciblé par l’association, ont un rapport à l’emploi qui les rapprochent de la « zone de vulnérabilité6 » décrite par Robert Castel : ils accompagnent des publics « disqualifiés » (Paugam, 1991), très fragiles, parfois violents, qui ont connus de nombreuses ruptures, des épisodes de vie difficiles et qui connaissent de multiples difficultés sociales et économiques – de logement mais aussi d’emploi et de santé physique et psychique – ; ils rencontrent eux‑mêmes des difficultés – économiques, familiales, de santé – et vivent leur condition de travail – formation, statut, rémunération, relations avec les collègues et la hiérarchie – sur le mode de l’incertitude ; ils travaillent par ailleurs dans une association dont l’histoire est marquée par une tension continuelle : la philosophie du compagnonnage, de la fraternité et de l’action – « toujours agir, jamais subir7 » – et les valeurs d’engagement et d’empathie envers les plus pauvres sur lesquelles l’association s’est construite pour lutter contre le mal logement se heurtent au contexte économique, à la pénurie de logement et aux logiques gestionnaires qui gagnent le secteur depuis les années 1980 (Amadio, 2011 ; Chauvière, 2007).

  • 8 . AFP, 5 mars 2010.

6Plus encore, au moment de l’enquête, l’association connaît une période de restructuration qui bouleverse son organisation interne et se trouve plongée dans un conflit social important et historique : pour la première fois depuis la création du mouvement Emmaüs, les salariés sont en grève pour demander une amélioration des conditions de travail et de rémunération. La direction de l’association reconnaît dans un communiqué de presse que « l’évolution des publics accueillis, l’ouverture des centres 24 heures sur 24, la gestion des situations de violence, ont conduit à de profondes modifications des conditions de travail et généré de nouvelles souffrances et stress au travail8 ».

7Après avoir donné quelques éléments historiques permettant de mieux comprendre comment est née cette association, nous verrons qu’elle connaît depuis les années 1990 un nouvel essor. La question sociale, qui se pose désormais dans les termes de l’exclusion (Paugam, 1996), ouvre le champ des activités de l’association qui ne se concentre plus seulement sur les questions de mal logement mais accroît son offre de service pour répondre à l’urgence sociale et aux besoins de nouveaux publics en situation de grande pauvreté. La multiplication de ces nouvelles activités entraîne une augmentation de la masse salariale de l’association et pose la question de la professionnalisation des intervenants sociaux qui accompagnent ces publics (1). Comment s’organise le travail quotidien de ces salariés ? Dans les deux services étudiés, la souffrance qu’ils expriment témoigne de leurs difficultés, lesquelles ne sont pas uniquement liées aux personnes qu’ils accueillent mais à la nature de leur travail d’accompagnement et aux conditions concrètes de son exercice (2). Dans ce contexte, l’engagement des salariés est un ressort essentiel qui leur permet de trouver les ressources pour tenter de résoudre la tension entre les valeurs affichées par l’association (et auxquelles ils adhèrent) et ces difficultés quotidiennes qui les insécurisent et les fragilisent (3).

La professionnalisation chez Emmaüs

8L’Association Emmaüs est une des plus anciennes et des plus importantes structures du mouvement Emmaüs et concentre l’essentiel de ses activités autour de la « prise en charge » des SDF. Pour faire face à l’explosion du nombre de dispositifs mis en œuvre depuis la fin des années 1990, elle s’est considérablement développée, recrutant massivement et rapidement de nombreux salariés, « faisant fonction » dans le secteur de l’intervention sociale. La recomposition du paysage institutionnel de l’association est venue déstabiliser un peu plus des salariés déjà fortement fragilisés depuis longtemps (Rullac, 2012) par leur statut professionnel au sein du secteur de l’action sociale.

Encadré 1 : L’enquête de terrain

  • 9 . Rapport d’activité 2013 de l’association Emmaüs Solidarité : http://
    intranet.association.emmaus.f (...)
  • 10 . D’un point de vue juridique, le droit commun désigne l’ensemble des règles juridiques applicables (...)
  • 11 . Aujourd’hui, trois pôles de prestations structurent les activités de l’Agora : un pôle hygiène et (...)

L’Agora est un accueil de jour ou Espace Solidarité Insertion (ESI) qui accueille 59 446 personnes par an, soit 5 500 personnes différentes, selon le rapport d’activité de 20139. Situés en plein cœur de Paris, les locaux dans lesquels se trouve l’Agora font partie d’un des tout premiers immeubles cédés à l’Association Emmaüs, créée en 1953 pour prolonger et structurer le mouvement derrière l’Abbé Pierre. Ouvert depuis 1998, la structure a été totalement réhabilitée entre 2011 et 2012. Elle a pour vocation d’accompagner les « déshérités », « de la rue à l’insertion », en leur offrant des prestations anonymes et gratuites. C’est un lieu d’accueil, d’information et d’orientation vers les organismes de droit commun10 en matière juridique, administrative, médicale et professionnelle. Au moment de l’enquête, on y trouvait une bibliothèque – une armoire dans laquelle se trouvent des livres qui sont prêtés par un bénévole –, une cafétéria, un espace hygiène – douche, laverie, vestiaire –, un espace médical – permanence CPAM –, un atelier de recherche d’emploi, une permanence juridique ainsi que des animations sportives et culturelles – notamment une activité football encadrée par un travailleur social et des cours de langue française. Des repas étaient servis le matin de 8 h 30 à 10 h et le soir, de 18 h 30 à 20 h 30, avec une participation d’un euro le soir11. Une trentaine de salariés travaillaient à cette époque à l’Agora – travailleurs sociaux, agents de sécurité et d’entretien –, appuyés par une équipe de bénévoles et de professionnels qui y assuraient des permanences – médecin, juriste.

Le service de la maraude Paris‑Nord a été créé en avril 2008 à la demande de la préfecture et de la ville de Paris. Il était au moment du terrain organisé autour d’une équipe de huit personnes et d’une cheffe de service. Les salariés se retrouvaient tous les matins et tous les soirs dans un local situé dans le dixième arrondissement, à proximité de la gare du Nord et la gare de l’Est. De 10 h à 17 h, toute la semaine du lundi au vendredi, les membres de l’équipe « maraudaient » deux par deux dans quatre arrondissements parisiens : le neuvième, le dixième, le dix‑huitième et le dix‑neuvième. Chaque binôme se déplaçait à pied pour aller à la rencontre des personnes les plus exposées, qui vivent toute ou partie de leur journée dans la rue. Le principe de la maraude consiste à faire de l’accompagnement social. Il ne s’agit donc pas, comme dans les maraudes humanitaires, de distribuer de la nourriture ou du café, ou comme dans les maraudes de veille sociale (115, recueil social) de vérifier que les personnes ne sont pas en danger – par exemple l’hiver quand il fait froid – mais de créer du lien avec les personnes sans domicile et de les aider à effectuer leurs démarches pour faciliter leur retour dans le droit commun. Ici s’opère une distinction nette entre le travail des professionnels et des bénévoles. Le travail du maraudeur professionnel est comparable à celui de l’éducateur de rue ou du travailleur social qui fait de la prévention spécialisée : il ne donne pas du réconfort comme peut le faire le bénévole mais il crée du lien et engage un travail de suivi social. Les particularités du fonctionnement de la maraude sont de trois ordres : c’est une maraude de jour, les maraudeurs ne donnent rien et vont à la rencontre des personnes de la rue « les mains dans les poches », la maraude réalise quantitativement peu de suivi comparé à d’autres maraudes bénévoles (3 700 personnes rencontrées en 2013, dont 791 personnes différentes selon le rapport d’activité), le but étant de favoriser la qualité de l’accompagnement, plus que la quantité des suivis.

  • 12 . Ces ateliers reposaient sur le principe d’une médiation par l’image. Invités à se regrouper pour (...)

Dans ces deux services nous avons réalisé des observations (douze journées d’observation à la maraude d’octobre à novembre 2009 et treize journées à l’Agora de février à avril 2010), trois entretiens semi‑directifs avec les responsables des deux services et une vingtaine d’entretiens plus informels, dans le cadre des observations, avec les salariés. Pour la maraude, l’observation a été participante avec une intégration active dans l’équipe. Pour l’Espace Solidarité Insertion, la posture d’observation a primé et une réunion de restitution a été organisée à la fin de l’enquête en présence de la responsable du service. Par ailleurs, plusieurs intervenants ont participé à des ateliers de photo‑langage12 organisés par l’équipe de l’ANR, et au cours desquels ils pouvaient rencontrer des intervenants travaillant sur d’autres terrains et dans d’autres institutions que la leur.

Une association en pleine restructuration

9L’histoire de l’association suit celle de la question sociale (Frétigné, 1999) : alors que les années d’après‑guerre sont marquées par la problématique du logement et des « économiquement faibles », Henri Grouès, prêtre, député et ancien résistant, fonde la première communauté Emmaüs en 1949. Cette « utopie communautaire » (Brodiez‑Dolino, 2008) propose aux plus démunis de devenir chiffonniers, réactivant ainsi une pratique professionnelle oubliée depuis le xixe siècle. La revalorisation des déchets permet aux « rebuts » de la société (Lhuilier & Cochin, 1999) de retrouver ainsi une utilité sociale. Jusqu’aux années 1980, les communautés et l’action de l’association se développent dans le domaine du logement social, en France et à l’international. Mais l’avènement de la « nouvelle pauvreté », puis de « l’exclusion » dans les années 1990 réorientent les activités de l’association vers l’urgence sociale :

La croisade d’Emmaüs, davantage dirigée dans les années 1950 contre le manque de logements, se centre sur la pauvreté : des actions spécifiques se développent pour lutter contre la très grande exclusion, les communautés augmentent considérablement leur offre de places, les HLM expérimentent de nouveaux modes de gestion du logement social. L’effort se poursuit dans les années 1990 autour de réponses plus curatives : création de la Fondation Abbé Pierre pour le logement des défavorisés, développement de structures d’insertion pour les plus jeunes, les femmes et les moins inadaptés (Brodiez‑Dolino, 2008, p. 20).

  • 13 . Je reprends ici les termes d’Axelle Brodiez‑Dolino (2008) qui se réfère à la terminologie de Max (...)
  • 14 . Axelle Brodiez‑Dolino montre que cette croissance exponentielle de la masse salariale est permise (...)

10La croissance « considérable » de l’association à cette période s’accompagne d’un « retour sur la scène médiatique et politique » et d’une professionnalisation « qui n’est pas sans poser problème à l’Association elle‑même au regard de son identité militante » (Brodiez‑Dolino, 2008, p. 222). Axelle Brodiez-Dolino montre ainsi que toute l’histoire d’Emmaüs est marquée par le conflit entre les « prophètes » et les « gestionnaires », « l’éthique de conviction » et « l’éthique de responsabilité »13. Dès la naissance de l’association, ces deux logiques s’affrontent, notamment sur le rapport au politique et à l’action publique, entre les compagnons de l’Abbé Pierre, aux origines de la création des communautés, et les hommes de gestion, « rodés à l’esprit d’entreprise, au juridique et à l’économique [qui] sont devenus indispensables à la survie de l’édifice » (Brodiez‑Dolino, 2008, p. 92). Ces deux logiques « incarnent chacune un versant d’Emmaüs, mais qui semblent inconciliables » (Brodiez‑Dolino, 2008, p. 93).14

  • 15 . Reposant une fois de plus la question du rapport qualitatif/quantitatif, soulevée de façon récurr (...)
  • 16 . Tous les noms des intervenants ont été changés afin de respecter leur anonymat.

11Au moment de notre enquête, l’association est confrontée depuis quelques années à une très forte croissance de ses activités – avec par exemple une augmentation de 28 % de la masse salariale entre 2002 et 2006, selon la directrice du territoire Paris Nord14 – et met en place une nouvelle organisation, en passant d’une approche par métier à une organisation géographique organisée en territoire. Selon la directrice du territoire Paris Nord, le maître mot de cette réorganisation est celui de la qualité15 : il s’agit de construire des « procédures » pour faire travailler ensemble les salariés, de construire des projets d’établissements avec un « label qualité », de favoriser la qualité des locaux et la formation pour les salariés. Ayant elle‑même une formation en ingénierie sociale et en management, cette directrice considère que les choses ont changé : « Aujourd’hui, il faut avoir une gestion rigoureuse des projets, avec des outils adaptés pour construire dans la durée. Avant, on fonctionnait comme tout le secteur associatif sur le mode de “la bidouille” ». Cette restructuration dont fait l’objet l’association depuis 2008 la fragilise car les changements organisationnels bouleversent les pratiques anciennes, celles des « prophètes », et remettent en question la place de chacun. Françoise16, directrice de l’ESI, analyse ainsi cette crise de l’association en faisant référence à ces deux logiques qu’elle appelle « humanitaire » et « sociale » :

Françoise : Ça fait partie de la vie de l’association hein, l’Abbé est mort il y a deux ans, trois ans maintenant. On reprend les choses, voilà, il y a des institutions, des associations comme l’Armée du Salut ou le secours catholique, d’abord qui est beaucoup plus gros, leur construction institutionnelle n’est pas du tout pareille que la nôtre et Emmaüs… Et voilà, je vais dire aujourd’hui il faut que l’association elle se pose, elle se professionnalise, il y a des procédures, alors trop de procédures tuent la procédure, ce qui fait que le salarié et ben il négocie les procédures. Je pense qu’on est à un passage qui est douloureux et qui dans le contenu entrechoque l’humanitaire et le social. Et pour tout vous dire, aujourd’hui je pense que l’Association enfin le CA pense qu’il y a un choix à faire entre l’humanitaire et le social.

Enquêtrice : Et là c’est plutôt quoi alors ?

Françoise : Je pense qu’on ne peut pas faire l’impasse. C’est comme si on mettait en opposition le suivi individuel et l’action collective.

Enquêtrice : Ça penche plutôt de quel coté alors ?

Françoise : Ben là ça pencherait plutôt sur l’humanitaire. […] Parce que c’est comme ça que l’association elle s’est construite.

12S’inscrivant dans la droite ligne de la tendance à l’activation des politiques sociales (Barbier, 2002), le nouveau credo de l’association, comme de l’ensemble du secteur social, est de sortir de la logique humanitaire d’assistance et de la prise en charge unilatérale pour penser une relation plus active avec le public et l’inciter à l’autonomie (Duvoux, 2009). Cette croissance très importante des activités de l’association et de sa masse salariale continue donc de mettre en tension les deux logiques sous‑jacentes à l’origine même de l’association. Mais elle pose également la question du statut des salariés et de leur professionnalisation.

Des salariés au statut fragile

13Les responsables que nous avons rencontrés ont conscience que les salariés sont les premiers touchés par la restructuration. Notre présence sur le terrain pendant cette période difficile a agi comme un révélateur de ces tensions entre les salariés et leur direction et entre les salariés eux‑mêmes (voir encadré 2).

Encadré 2 : Un terrain « sensible »

Les tensions que connaît l’association Emmaüs depuis sa création, réitérées par le contexte de sa restructuration, font de celle‑ci un « terrain sensible » (Bouillon et al., 2005) voire « difficile » et peut‑être fuyant. Ma présence sur le terrain en témoigne. Au moment de notre première rencontre, les intervenants de la maraude traversent une crise importante – remise en question du sens de leur pratique et des objectifs de la maraude, tensions entre collègues et avec la cheffe de service, etc. – et subissent plus qu’ils ne l’acceptent la présence d’une observatrice extérieure. Lorsque j’ai présenté le travail de recherche, j’ai malencontreusement utilisé le terme « bricolage », pour qualifier la marge de manœuvre que peuvent avoir les acteurs entre les normes prescrites par l’institution et les règles appliquées concrètement : « Après trente ans de rue, s’entendre dire qu’on fait du bricolage… » (Pierre, maraudeur). Cette première prise de contact « ratée » prend tout son sens dans un contexte marqué par le déficit de reconnaissance et l’incertitude générée par la reconfiguration de l’association. Elle n’a cependant pas empêché l’instauration d’une relation de respect et de relative complicité mais l’anecdote est restée : je suis devenue « Madame Bricolage » pour l’ensemble de l’équipe pendant toute la période d’observation participante.

L’entrée dans l’espace ouvert du lieu d’accueil de jour s’est effectuée plus facilement mais les difficultés sont apparues dans un second temps. Alors que l’observation participante m’avait permis de « me fondre » dans l’équipe de la maraude, la posture d’observation a généré un sentiment de malaise chez certains intervenants. La division du groupe des intervenants en plusieurs « clans » rendait plus difficile la position de neutralité. Les déjeuners, moments de socialisation importants pour les membres de l’équipe, étaient l’occasion de lancer des invitations qui, jouant sur le capital de sympathie, subvertissaient le principe d’impartialité. Les efforts faits pour « juguler le paradoxe entre distanciation et proximité » (Boumaza & Campana, 2007) et la position de témoin face à des incidents – bagarres, interactions conflictuelles, jeu de domination – n’ont pas permis de dépasser ce sentiment de malaise et cet « inconfort » (Albera, 2001). Par ailleurs, l’intérêt porté au travail des salariés et la position d’observation qui se voulait impartiale ont sans doute déçu la cheffe de service qui éprouvait déjà des difficultés importantes de légitimité avec ses salariés et pensait peut être trouver un certain appui grâce au travail d’observation sociologique. Après avoir soutenu mon entrée sur le terrain, elle a manifesté une certaine réserve qui s’est peu à peu transformé en franche hostilité. Placée en situation de « danger situationnel » au sens où l’entend Raymond M. Lee (1995), ma présence a engendré des réactions d’hostilité et de défiance qui, dans un contexte troublé par l’imminence sans cesse repoussée d’un déménagement de la structure, ont finalement abouti à mon retrait anticipé du terrain. Plus tard pourtant, le processus collaboratif des ateliers de photo‑langage et la restitution des résultats de la recherche aux intervenants des deux services se sont déroulés dans un climat apaisé, suscitant même des réactions de gratitude : des mots avaient été posés sur le malaise et la souffrance des intervenants, éveillant en retour de nouveaux témoignages.

  • 17 . Rapport du conseil d’administration à l’assemblée générale du 12 mai 2009, p. 34.

14Selon le rapport d’activité de 2008, « les salariés de l’Association Emmaüs apportent leur professionnalisme et leur temps de travail à l’action sociale et au fonctionnement de l’association. La structuration de la gestion des ressources humaines permet une organisation professionnelle, une utilisation et une amélioration des compétences avec une politique active de formation collective17 ». Indépendamment du statut des personnels salariés, régi par la convention collective de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (FEHAP), privés non lucratifs de 1951, rénovée en 2003, le travail de terrain a permis de distinguer trois profils de salariés : ceux qui ont reçu une formation en travail social ; ceux qui ont des diplômes et une formation mais dans des domaines différents de celui du travail social ; et les « faisant fonction » (Rullac, 2012) qui n’ont aucun diplôme de référence et aucune formation en travail social (anciens accueillis ou compagnons par exemple). Au sein de l’équipe de la maraude, on observe ainsi une très grande variété des parcours des intervenants. Robert est arrivé en France en 1989. Il a d’abord travaillé onze ans à Euro Disney en tant que technicien des manèges. De 2000 à 2005, il travaille à l’Agora dans le service Maraude puis de 2005 à 2008 au petit‑déjeuner. Il est ensuite embauché dans l’équipe de la maraude Paris Nord. Marc est diplômé d’urbanisme et possède une maîtrise d’histoire. Il est engagé politiquement chez les verts. Pendant une dizaine d’années, il a été bénévole aux Restos du cœur et a par la suite voulu « s’engager de façon plus constructive » en considérant que son engagement humanitaire n’était pas suffisant. Sur les conseils de la mère d’une amie, qui lui a proposé de faire passer son curriculum vitae à la responsable de la maraude, il a été engagé sans réelle formation au travail social. Robert et Marc ont donc appris le travail d’intervention sociale « sur le tas », tout comme la responsable de l’équipe, Alice. Après des études de droit, cette dernière a fait un stage dans un lieu d’accueil de jour pour les SDF. Très attirée par le travail de rue auprès de cette population, elle a travaillé douze ans dans l’Association Cœur des Haltes : « c’était super » dit‑elle avec beaucoup d’émotion et de nostalgie en se remémorant ses débuts dans une maraude pédestre près de la gare de Lyon. À l’inverse, Lucile possède un diplôme d’éducatrice spécialisée. Elle a travaillé dans un accueil de jour parisien et dans une maison d’enfants à caractère social (Mecs) avant d’être embauchée à la maraude. Claudine, quant à elle, a été aide‑soignante pendant plus de vingt ans. Elle a ensuite travaillé pendant sept ans au Samu Social dans les Équipes mobiles d’aide, puis quelques mois à l’Armée du Salut et trois ans au Centre d’hébergement et d’accueil des personnes sans‑abri (CHAPSA) de Nanterre. Elle a passé en validation des acquis de l’expérience (VAE) un diplôme universitaire de technologie (DUT) « carrière sociale », validant ainsi cette expérience très diversifiée dans le champ du travail social auprès des personnes de la rue.

15À l’Agora, le personnel vient également d’horizons différents, à la fois sur le plan professionnel mais aussi géographique (Côte d’Ivoire, Sénégal, Mauritanie, etc.). François est responsable de la domiciliation. Après un baccalauréat A1, il fait des études universitaire : deug mathématiques appliquées et sciences sociales (MASS) puis DESS « citoyenneté, droit de l’homme et action humanitaire ». Il enchaîne les « boulots précaires » puis travaille au CNRS à Nice et à l’Institut Jacques Monod. Il intègre ensuite le Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) Valmy, géré par Emmaüs, pendant quatre ans avant d’arriver à l’Agora en 1997. Bertrand est un ancien accueilli. Il s’occupe du petit‑déjeuner qu’il prépare (café, thé, chocolat chaud, tartines beurrées) et sert ensuite de 8 h 30 à 10 h. Il fait également un peu de ménage en fin de matinée. Adèle travaille depuis 1992 à l’Agora en tant que femme de ménage. Elle ne sait ni lire ni écrire et a quatre enfants. Clément travaille à l’Agora depuis 2007. Ingénieur en environnement, il travaillait dans une réserve en Afrique et est arrivé en 2001 en France à la suite de conflits politiques dans son pays d’origine.

16Selon les responsables des deux équipes, ces différentes trajectoires personnelles et professionnelles sont justifiées par des impératifs gestionnaires qui ont trait à la nature même de l’intervention sociale auprès des personnes sans domicile et à la valorisation d’une culture spécifique au travail social. « Ces profils atypiques apportent de l’hétérogénéité parmi les travailleurs sociaux qui intègrent des expériences de vie plus proches de celles des publics accueillies et des appétits plus affirmés pour “gérer” des populations difficiles » (Rullac, 2012, p. 4). Alice pense qu’il aurait été compliqué de demander le financement de six postes d’éducateurs pour la maraude : « Pour les financeurs, pour travailler dans la rue, il suffit d’être bénévole. On est encore dans la vision de la charité chrétienne ». D’autre part, le service a vocation à être une maraude d’orientation et pas une maraude de travail social. Tout se passe comme si la valeur de la formation tenait à ce qu’elle se réalise « sur le tas ». Ainsi Alice considère que celle‑ci n’est pas nécessaire : « l’équipe est constituée de gens solides, sur qui on peut compter. Ce que je veux c’est des gens qui soient solides dans leur tête. Marc, c’est du roc. Le diplôme c’est pas nécessaire parce qu’il y a un savoir‑être, un savoir‑faire… Le but c’est pas de pleurer avec eux [le public] mais de les accompagner ». À l’Agora, l’extrait ci‑dessous montre aussi que les attentes vis‑à‑vis des intervenants mettent en jeu, bien davantage qu’une formation initiale, les valeurs et l’histoire de l’association, la familiarité et la proximité idéologique avec le compagnonnage.

Enquêtrice : Et ça se passe comment alors, si par exemple moi demain je postule… C’est une hypothèse mais voilà, j’arrive je ne connais rien, il y a une formation qui est prévue ?

Françoise : Alors, tout ça c’est lié à la restructuration… heu… Disons la délégation générale a monté des groupes d’experts avec énormément de thématiques pour poser tout ça. Par exemple quelqu’un qui vient, on lui amène, on lui apporte aussi la connaissance, l’histoire de l’association, ses valeurs, connaître le mouvement Emmaüs entre autre. C’est en train de se faire, c’est pas encore fait donc… heu… voilà.

Enquêtrice : Donc du coup très concrètement si demain vous m’embauchez…

Françoise : La première semaine je vous demande de la passer à visiter tous les services de l’Association.

Enquêtrice : D’accord. Donc je vais me balader à M., dans les services de maraude, tout ça.

Françoise : Dans une communauté. À la base ça n’est pas obligatoire hein…

Enquêtrice : Chaque responsable fait un peu ce qu’il veut…

Françoise : Absolument.

Enquêtrice : D’accord. Et après je n’ai pas vraiment de formation par rapport au public par exemple ?

Françoise : Non.

17La tension entre militantisme et professionnalisme est donc toujours présente. Dans le cadre des travaux de réhabilitation de l’Agora, programmés mais toujours pas mis en œuvre, Françoise assure que l’association a ainsi prévu de prendre en charge la formation des salariés qui ne sont pas diplômés du social :

Dans la projection de la nouvelle Agora, on garde la majeure partie des salariés. Par exemple des personnes qui ont des métiers, mais qui ne correspondent pas au champ social, si par exemple on ferme, on a prévu que toute personne qui n’a pas un métier dans les mains, ce qui veut dire dans le champ social, on fera un bilan de compétences approfondi.

  • 18 . La Charte Éthique et Maraude préconise que « les intervenants sont intégrés à la structure après (...)

18Cette hétérogénéité des parcours et le caractère facultatif des formations génèrent des pratiques très différentes au quotidien avec le public de la rue et entrent quelquefois en conflit avec les principes de formation des intervenants édictés par l’association18 ; elle génère aussi l’expression d’une certaine frustration quant à la reconnaissance des statuts au sein de l’association. Claudine, qui possède une très grande expérience professionnelle du public de la rue, n’a pas vu son diplôme reconnu par l’association et elle a donc le même statut (animatrice de rue) et la même rémunération que Marc. Les relations interpersonnelles qu’ils entretiennent sont toutefois caractérisées par une inégalité manifeste dans la mesure où Claudine considère Marc comme un « petit jeune », ne le prend pas tellement au sérieux et lui prodigue force conseils de façon à la fois autoritaire et maternelle – attitude qu’elle n’adopte pas du tout à l’égard de Lucile qui a pourtant le même âge que Marc. À l’Agora, on observe aussi une forte inégalité des traitements qui se ressent surtout dans les discours des salariés. La « crise » que traverse l’ESI repose notamment sur la dénonciation de ces inégalités : on peut en effet distinguer ceux qui travaillent pendant la journée et ceux qui travaillent le soir et le week‑end, ceux qui ont un bureau et ceux qui n’en ont pas – certains salariés ont des bureaux pour recevoir le public qui demande une domiciliation tandis que les autres travailleurs sociaux doivent recevoir les personnes qu’ils suivent dans le grand bureau commun –, ceux qui sont mieux payés que d’autres, ceux qui ont reçu une formation et ceux qui n’en ont pas, etc. Ces inégalités de traitement entre les salariés sont renforcées par les difficultés quotidiennes auxquelles ils sont confrontés.

Les difficultés des salariés au quotidien

19Les salariés doivent accueillir ou accompagner des personnes sans domicile qui rencontrent de nombreuses difficultés. Leur travail au quotidien est caractérisé par le lien qu’ils tentent d’instaurer, parfois sur le long terme, avec un public en situation de précarité économique et sociale, et parfois très marginalisé. Cette relation à l’autre, est parfois source d’imprévisibilité et suscite pour ces intervenants sociaux des sentiments d’insécurité et de souffrance au travail.

Insécurité et souffrance au travail

20« Vieux » clochards installés dans le quartier depuis de nombreuses années, étrangers demandeurs d’asile taraudés par les difficultés administratives, femmes vivant avec des enfants dans des logements insalubres, jeunes sans domicile en rupture familiale, usagers de drogues : la population prise en charge chez Emmaüs présente des caractéristiques très diverses et a recours aux services d’aide de façon plus ou moins régulière. Les souffrances physiques et psychiques, la dureté des conditions de vie, les histoires de vie aux prises avec l’imbroglio administratif, supposent une implication importante des intervenants dans la mission qu’ils ont à remplir auprès d’eux.

21Tout en gérant les problématiques d’exclusion des personnes qu’ils accompagnent, les intervenants rencontrent parfois eux‑mêmes des difficultés dans leur vie familiale et professionnelle : salaires bas, problèmes de santé, problèmes familiaux, alcoolisme ou dépendance. « Avec la personne, on galère ensemble » déclare Christelle. L’écho ainsi produit chez les professionnels (Gaucher, 2003) pose la question des conséquences de cette précarité sur le travail social : est‑elle une faiblesse, provoquant une inertie entretenue par un cumul de difficultés, ou au contraire une force, la proximité permettant la compréhension et l’empathie ? Cette question est celle de la « bonne » distance et de la gestion des émotions dans le travail d’accompagnement qui est une constante dans le secteur du travail social (Boujut, 2005) et qui renvoie aussi plus généralement à la question du relationnel dans le travail (Weller, 2002) : le risque de se voir engagé émotionnellement, au‑delà de ce que l’on aurait souhaité est toujours présent (Schütz, 2012).

22Les intervenants sont également confrontés aux comportements violents et agressifs de certains usagers. Evoluant dans un espace ouvert, les maraudeurs ont éventuellement la possibilité de fuir ces comportements en quittant les lieux où s’exprime la violence. Au contraire, les intervenants de l’accueil de jour connaissent un sentiment d’insécurité important sur leur lieu de travail. En 2008, un médiateur, Laurent, a été agressé par une personne alcoolisée alors qu’il essayait de s’interposer dans une bagarre. En arrêt maladie pendant plusieurs semaines, il a envoyé un courrier à sa direction pour attirer l’attention sur le manque d’effectifs et les conditions de travail au sein de l’accueil de jour. De retour à son poste et sans nouvelle de sa hiérarchie, toujours choqué par cette agression, il explique « qu’il y a des choses qui ont été cassées dans [sa] vie à cause de [son] travail » et qu’il a parfois envie de se venger des accueillis, « de leur taper dessus […] œil pour œil, dent pour dent, comme mon père disait ». Mourad, agent de sécurité, me confirme plus tard que « les agressions, l’alcool et la drogue » sont courants à l’Agora – sur treize jours d’observation, j’ai moi‑même assisté à deux bagarres entre des accueillis, qui ont été maîtrisées par les salariés. Cette pénibilité du travail se double selon lui d’un manque de moyens et d’un environnement de travail peu agréable.

  • 19 . Voir en annexes électroniques : photographies de l’« espace public », entrée du lieu d’accueil de (...)

23L’espace de l’accueil de jour est en effet peu accueillant19 : c’est un lieu bruyant, sombre, d’apparence sale et vétuste ; peu de bureaux personnels mais un espace de travail ouvert à tous, lui aussi bruyant et peu adapté pour recevoir les publics et réaliser des entretiens individuels dans des conditions de confidentialité satisfaisantes. Des ressources de base manquent cruellement : les intervenants se plaignent des délais pour recevoir les fournitures de bureaux nécessaires à l’accomplissement de leur travail. Françoise, directrice de l’Agora, parle de « maltraitance institutionnelle » quotidienne qui, conjuguée à l’insuffisance chronique de personnel, fragiliseraient l’équilibre de l’organisation du travail au sein de l’accueil de jour :

Françoise : Alors c’est vrai que [la structure] coûte très cher, on est en déficit et […], les financeurs disent vous êtes trop.

Enquêtrice : C’est vrai que vous êtes très nombreux mais en même temps c’était pas de trop comme ce matin quand il y a des bagarres par exemple. Mais alors du coup quand vous dites que ça coûte cher, pourquoi ça coûte cher ? À cause du nombre de salariés ?

Françoise : On est trente salariés hein.

Enquêtrice : Ouais, c’est beaucoup. Et pourtant vous dites que vous êtes un peu en sous‑effectif, et que c’est conjoncturel.

Françoise : C’est aussi un peu lié à, j’allais dire un peu, à une maltraitance institutionnelle, c’est aussi lié à des revendications […] C’est aussi des stratégies de salariés, et sans porter de jugement, quand ça ne va pas, l’arrêt maladie est un outil, peut être un outil pour répondre à une….heu…

Enquêtrice : À une revendication ? Parce que ça se traduit comment cette maltraitance comme vous dites ?

Françoise : Non, c’est un métier dur, on se prend quand même la grande précarité en pleine face tous les jours.

24L’insécurité des salariés concerne leur statut d’emploi, leur devenir professionnel et les conditions concrètes de l’exercice de leur mission à court terme : les travaux de réhabilitation des locaux annoncés ne s’accompagnent pas d’un agenda précis. La directrice avoue que cette situation génère de l’insécurité pour les intervenants qui ne savent pas où ils seront envoyés pendant les travaux et après. Cet extrait d’entretien débouche d’ailleurs sur une ambiguïté qui ne sera pas élucidée :

Françoise : Alors l’équipe ne sait pas, l’équipe sait que le dossier est déposé, que c’est validé pas le CA, qu’on est en attente. Mais ils sont aussi dans une insécurité parce que… heu… si on ouvre un autre lieu, je partirai pas avec trente salariés. Ça sera une équipe réduite, donc il va y avoir un dispatching de certains dans d’autres services.

Enquêtrice : Et ils seront renvoyés ? Ils seront envoyés ailleurs ?

Françoise : Non, non, ils ne seront pas renvoyés.

25Plus fondamentalement, l’insécurité exprimée par les intervenants renvoie à la nature même de leur travail d’accompagnement auprès des personnes en situation d’exclusion. Pour pouvoir créer du lien, les professionnels doivent construire un espace de relation particulier, individualisé, et approprié à chacune des personnes qu’ils rencontrent. « Les travailleurs sociaux produisent quelque chose qu’ils n’ont pas appris, de nouvelles formes de travail, de nouvelles méthodes. Ils contiennent la violence » déclare ainsi la directrice du territoire Paris Nord. Ce rapport d’exception négocié laisse pourtant parfois de côté le cadre et les référentiels suggérés par l’association20. C’est particulièrement le cas de la maraude, dont l’activité se déroule dehors, dans la rue. La mission qui est confiée aux intervenants consiste à s’échapper du cadre préconstruit de l’association dans la mesure où ils prennent sur eux la responsabilité et le risque d’ouvrir un tel espace. Alors qu’il s’agit d’une condition essentielle à la relation et à l’engagement auprès du public, cette relation affaiblit parfois la légitimité institutionnelle de l’action entreprise et des compétences développées, entraînant un manque de reconnaissance et de visibilité du travail accompli (Breviglieri, 2005). La charte Éthique et Maraude préconise ainsi le respect de la personne, l’absence de jugement, le soutien sans imposition : « On ne saurait se substituer à elle, lui imposant un projet contraire à ses choix ou ses possibilités21 ». Pourtant, les impératifs de coopération de l’association avec d’autres instances – police par exemple – placent parfois les intervenants dans une position délicate, les prenant en étau entre les relations qu’ils ont nouées et les demandes de l’association (voir infra).

26Cet investissement dans la relation avec l’autre vulnérabilise d’autant plus l’intervenant qu’il ne se sent pas soutenu par son équipe et sa hiérarchie. L’identité professionnelle des acteurs se trouve alors déstabilisée par cette insécurité structurelle. Le témoignage de Lucile, éducatrice spécialisée travaillant à la maraude, en est un bon exemple : « On a besoin de se sentir soutenus, de savoir qu’il y a des gens qui défendent notre travail, qu’on a une certaine sécurité, une reconnaissance de ce qu’on fait tous les jours ». Dans le même temps, la pratique du travail de rue se caractérise par le hasard et par l’improvisation… qui ne saurait être laissé au hasard :

Pour être serein dans l’improvisation, il faut un travail préparatoire. Or personne ne donne le même sens au travail qui est fait. […] Personne n’est au clair avec ce qu’il fait, chacun fait « sa petite sauce », il n’y a pas de trame commune, pas de projet et c’est ça qui est insécurisant […]. Le public existe, le service existe mais ça n’a pas été pensé […]. On est les instruments de ce vide, de ce flou, d’un truc « pourri » (Lucile, maraudeuse).

27L’insécurité dont les intervenants font état est donc aussi causée par l’imprévisibilité et l’absence de définition des objectifs qu’on leur assigne. Les règles n’en sont pas ou plutôt elles apparaissent comme variables et évolutives.

L’imprévisibilité : des règles variables et évolutives

28Les modalités de la prise en charge des populations accueillies à l’ESI ou rencontrées dans la rue sont tout d’abord celles de « l’urgence sociale » et de sa temporalité particulière (Gardella, 2014) : à rebours des fondements de l’intervention sociale qui s’inscrit historiquement dans la nécessité de prendre le temps de construire la relation avec l’usager dans la durée, l’urgence sociale s’est en effet imposée et normalisée depuis le milieu des années 1990 (Damon, 2002 ; Rullac, 2004). Dans ce contexte, les professionnels du front, acteurs de première ligne seraient « toujours menacés de burn‑out, autrement dit de griller telle une ampoule électrique surchauffée, ou de péter les plombs quand ils doivent sans cesse recommencer dans l’urgence un travail qui n’a jamais de fin, face à des usagers sans espoir » (Ion, 2005).

On se retrouve un peu démuni parfois par rapport à la tâche qu’on a à faire et au travail qu’on a à faire… En ce moment on nous demande d’aller vite, pour des situations qui demandent du temps, c’est sur la longueur, heu… on nous demande, bref d’être des éboueurs quoi (Claudine, maraudeuse).

29Par ailleurs, ces « éboueurs du social » ont le sentiment de ne pas avoir d’outils ou de lignes directrices face à des problèmes très concrets. Ils se sentent « lâchés » de toute part :

J’ai l’impression qu’on subit de la part du public qu’on accueille, de la part de l’administration, de la part des politiques ou des financeurs des actions sociales de manière générale… On est en train de…, de faire des efforts pour avancer alors que bon, les politiques ne suivent pas et les moyens ne suivent pas. Nous sommes là pour venir en aide à des gens qui vivent des situations précaires, des situations difficiles, qui cherchent à s’en sortir alors que bon… tout le reste ne suit pas quoi, les moyens, la politique… au contraire on va finir par s’embourber parce que comme on le disait tantôt on nous demande des chiffres, maintenant on nous renvoie aux chiffres c’est‑à‑dire que le social, l’humain, tout ça n’a plus vraiment sa place. On raisonne maintenant, je sais pas moi, en termes économiques, en terme machin, on voit l’être humain comme un objet, je sais pas économique ou… (Luc, travailleur social à l’ESI).

30Les intervenants disent manquer de références explicites, de repères reconnus et partagés, de moyens de valorisation et de reconnaissance de leur travail. La connaissance des dispositifs et des acteurs de la prise en charge des personnes en situation d’exclusion se limite par exemple à celle qui est proposée dans le service. Lorsqu’ils débutent, les intervenants qui n’ont pas reçu de formation n’ont a priori pas de vision globale du champ dans lequel ils travaillent. On ne trouve pas de répertoire général des différents services proposés par Emmaüs ou d’autres associations parisiennes d’aide aux personnes sans domicile qui souhaitent savoir où se restaurer, où trouver une bagagerie, où se laver ou bien encore à qui s’adresser pour se faire soigner ou faire des démarches juridiques. Le seul outil à la disposition des intervenants est le petit Guide solidarité, édité et diffusé tous les ans par la municipalité de Paris22 et qui fournit ce type de renseignement sans toutefois être exhaustif. Les ressources mises en œuvre dépendent donc de l’expérience et des réseaux personnels. Comme le souligne Pascal Dauvin (2004) à propos des expatriés de la solidarité internationale, « le pouvoir social des acteurs ne se résume donc pas aux compétences attribuées dans les profils de poste. Il réside dans leur capacité à redéfinir les rôles en activant des réseaux qui reposent plus sur des ressorts affectifs que des ressorts professionnels ». Luc déclare ainsi qu’il a recours à ses connaissances personnelles, à des « tuyaux », pour répondre à certaines demandes des usagers, et non au cadre institutionnel de l’association qui ne constitue pas selon lui une ressource accessible et utile. Dans un tel contexte, on conçoit qu’ils soient amenés à « bricoler » (Dauvin, 2004), à mettre en place des stratégies d’adaptation informelle pour répondre aux demandes qui leur sont adressées, et que cette nécessité renforce la compétition entre les différents acteurs qui, sur le terrain, œuvrent auprès du public de la rue (Dyb & Loison, 2007). L’absence d’outils ou de références, laissant les intervenants à leurs appréciations potentiellement divergentes des situations, contribue peut‑être à la production de conflits au sein des équipes.

31Ainsi, les procédures de mise en œuvre de l’assistance n’étant pas prescrites par l’association mais par les acteurs de terrain eux‑mêmes, ces derniers sont amenés, dans un contexte de pénurie – il n’y a pas autant de ressources que de demandeurs –, à constituer leurs propres règles de fonctionnement, à confectionner une « boîte à outils personnalisée » (Damon, 2002) pour attribuer les aides et sélectionner les publics. Deux exemples permettent de l’illustrer. Le premier concerne la mise en œuvre du droit au logement opposable, le second la distribution de cartes ouvrant des droits, droit à un repas dans le cas présent.

La définition ad hoc d’un périmètre d’ayants‑droit

  • 23 . C’est suite à l’installation de 200 tentes par l’association des Enfants de Don Quichotte, le lon (...)

32À la demande de sa directrice, Zaïa a mis en place en 2009 une activité Droit au logement opposable (DALO) 23 avec l’aide d’une chargée de mission logement d’Emmaüs pour aider les demandeurs sans domicile à remplir leurs dossiers. Très vite, l’information circule et elle reçoit des demandes d’habitants du quartier, envoyés par leurs assistants sociaux, qui viennent à l’ESI pour participer aux ateliers et obtenir de l’aide dans leurs démarches. Confrontés à cet afflux de demandes d’un public inhabituel, la directrice décide de limiter les ateliers aux demandes d’hébergement, excluant de fait les demandes de logement et instituant par là même une hiérarchisation préalable et auto‑proclamée des demandes :

  • 24 . Droit à l’hébergement opposable.

Françoise : On faisait du DALO l’année dernière et après un bilan avec les salariés on s’est dit : « on n’est pas là pour faire du DALO, on est là pour faire du DAHO24 » […].

Enquêtrice : Mais pourquoi DAHO et pas aller directement au DALO parce que c’est quand même…

Françoise : Parce que c’est des gens qui dorment dehors, les gens qu’on accueille.

Enquêtrice : Vous pensez que vous ne pouvez pas faire directement un DALO même avec ces gens‑là ?

Françoise : Non.

Enquêtrice : Il faut d’abord passer par l’hébergement ?

Françoise : Ouais, qu’ils fassent valoir leurs hébergements. Après qu’ils aillent chercher un dossier logement à la ville de Paris pour… Non, non le DALO c’est pour les gens qui sont dans un habitat.

  • 25 . Supplément de La Gazette no 56, octobre 2007, actualisé le 24 janvier 2008, FNARS.

33Alors même que la loi DALO avait été conçue pour les personnes sans domicile (Loison, 2007), on constate sur le terrain que celles‑ci se voient plutôt proposer un « droit à l’hébergement opposable ». Ce glissement était craint par le secteur associatif au moment du vote de la loi DALO. La Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars), fédération à laquelle l’association Emmaüs est adhérente, déclarait ainsi en janvier 2008 : « La Fnars dénonce la possibilité donnée aux commissions de médiation de proposer à un demandeur de logement un accueil en hébergement. Il s’agit d’une dérive inacceptable vers un droit à l’hébergement opposable. […] L’hébergement ne saurait être un substitut au logement !25 ». Mais compte tenu du manque de moyens matériels et humains dont souffrent les acteurs sur le terrain pour mettre en œuvre cette loi, et de l’environnement concurrentiel dans lequel ils agissent (Dyb & Loison, 2007), l’établissement de règles ad hoc est un recours qui s’impose. Pour remplir la mission qu’elle estime être la sienne, la responsable de l’ESI invente un seuil d’éligibilité d’accès au droit pour différencier « son » public et ceux qui dépendent d’autres institutions ou associations.

L’invention de règles de priorisation

34Face aux difficultés à définir le sens et la pérennité des missions qui leur sont confiées, les acteurs élaborent in situ de nouvelles règles, improvisées et temporaires. Un second exemple permet d’illustrer le caractère ambivalent des règles mises en place par l’association : la plasticité ne les caractérise pas moins que la fragilité.

35L’accueil de jour distribue tous les mois une soixantaine de cartes permettant l’accès à un restaurant social pour des personnes en grande difficulté. À qui donner cette possibilité parmi les centaines de personnes fréquentant l’ESI ? Telle est la question à laquelle les intervenants doivent répondre. La distribution a déjà occasionné des bagarres et suscité des sentiments d’injustice chez les usagers. Ce constat est à l’origine d’une tentative de régulation qui diffère de la routine, jugée peu satisfaisante. Un système de double file est installé, consistant à dégager un premier groupe de bénéficiaires parmi des usagers fréquentant régulièrement les lieux et considérés, de ce fait, comme prioritaires. Un second groupe est invité à patienter dans la salle principale, les personnes composant ce groupe se voient munies d’un ticket numéroté les situant par ordre d’arrivée dans une file d’attente. Un « guichet » est constitué, dispositif permettant un court échange entre un intervenant et un demandeur, sorte d’entretien social informel au terme duquel la carte de repas est attribuée ou non.

36Si les critères d’attribution ne sont pas clairement explicités, deux éléments permettant d’opérer la sélection se dégagent de l’observation. Le premier est celui de l’interconnaissance, de la proximité (De Swaan, 1995) : si l’usager est bien connu des intervenants et qu’il fréquente régulièrement les lieux, il semble avoir plus de chance d’obtenir une carte. Le second critère s’exprime à travers la question qui revient au début de chaque « entretien », et qui consiste à savoir où en sont les démarches entreprises par l’usager – emploi, logement/hébergement, domiciliation, etc. « Faire des efforts pour s’en sortir », être dans une démarche active, mériter : telles sont les conditions qui président à l’attribution du bien rare (Dietrich‑Ragon, 2011).

37Notons qu’un mois plus tard, une nouvelle distribution de cartes repas s’effectue apparemment en fonction d’autres critères, beaucoup moins formalisés. Les demandeurs sont‑ils moins nombreux ? Les cartes semblent attribuées de façon plus technique, sans questionnement préalable. Les intervenants sont assis chacun derrière une table dans le bureau des travailleurs sociaux, ils reçoivent un par un les usagers pour un entretien très informel, entrecoupé d’échanges étrangers à cette distribution et incluant plusieurs personnes à la fois. On demande aux usagers s’ils préfèrent une carte « déjeuner » ou « dîner », et à quelle heure ils souhaitent prendre ces repas. Ces scènes nous semblent exemplaires des oscillations des repères de l’action et de la contradiction entre l’instabilité et l’informalité des pratiques, d’une part, et la standardisation des tâches, d’autre part, caractéristiques des dispositifs d’« expertise sur autrui » (Lima, 2013) visant l’attribution de droits sociaux. Alors que les salariés sont, de façon croissante, confrontés à l’obligation de justifier leur travail, en remplissant par exemple des formulaires de rapport d’activité ou des fiches « connaissance du public », et qu’ils sont évalués sur cette base, ils se trouvent dans le même temps confrontés à l’obligation de redéfinir constamment eux‑mêmes les règles pratiques de leur travail quotidien. « Ici on fait n’importe quoi », me dit un jour Zaïa qui ne veut pas remplir ces fiches « connaissances du public » car les questions sont selon elle, très intrusives. Malgré les difficultés qu’ils rencontrent, les intervenants « font avec » (Dauvin, 2004) malgré tout, et mettent en place des stratégies d’adaptation tout en revendiquant des valeurs qui légitiment leur travail d’accompagnement.

Des valeurs associatives en tension

38Le travail social des intervenants d’Emmaüs est caractérisé par des injonctions contradictoires fortes, qui expliquent par exemple l’apparent paradoxe des propos de Lucile demandant un cadre structurant pour pouvoir faire son travail d’accompagnement qui laisse une grande part à l’improvisation, constitutive selon elle du travail de rue. Ayant pour mission de marauder toute la journée dans la rue, les membres de l’équipe ont un cadre de travail qui semble très souple et une grande liberté : « On pourrait rentrer chez nous, aller boire un café ou faire autre chose, personne ne nous surveille, déclare ainsi Lucile, mais on ne le fait pas, on a envie de travailler ». Être motivé, s’investir malgré tout : cette posture est nécessaire aux salariés associatifs à qui l’on demande non seulement d’être de bons professionnels, répondant aux exigences de leurs fonctions, mais aussi et surtout des professionnels engagés personnellement par leur adhésion aux valeurs de l’association. Au cœur d’une tension entre bénévolat et salariat, entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité », la difficulté de ces « travailleurs associatifs » (Hély, 2009) s’exprime donc aussi par les injonctions contradictoires auxquelles ils sont soumis quotidiennement. Leur adhésion aux valeurs affichées par l’association et leur désir de bien faire est, dans le même temps, le puissant horizon vers lequel les engagements convergent.

L’engagement militant des salariés

39L’engagement militant est un ressort classique des associations de lutte contre l’exclusion (Hély, 2009 ; Sawicki & Siméant, 2009). L’attention et la bienveillance portées à celui qui a des difficultés, la capacité à prendre en compte ses besoins, le respect de la personne accompagnée quelles que soient ses convictions, la volonté de lutter contre les causes de la misère, imprègnent les discours militants de l’association et sont censés être constitutifs du travail social mis en œuvre. La créativité et l’improvisation, la souplesse de l’intervention et de l’accompagnement en font également selon Zaïa un « travail à dimension humaine ». Même si leurs conditions de travail sont éprouvantes, les intervenants évoluent et partagent une culture professionnelle d’ouverture : ils viennent d’horizon différents et ont une expérience très hétéroclite, ce qui enrichit leurs échanges avec leurs collègues et favorise le dynamisme des équipes au sein desquelles ils travaillent.

  • 26 . Dans un contexte donné et devant un risque de conflit, un individu placé dans une situation insat (...)

40La plupart des professionnels d’Emmaüs que nous avons rencontrés sont fiers de travailler dans cette association. « Ça fait bien » de travailler auprès des personnes de la rue, « c’est valorisant socialement », déclare Marc. Les valeurs portées par l’association, au travers notamment de la figure de l’Abbé Pierre et de son célèbre appel de 1954, sont très fortement mobilisatrices. La plupart des salariés rencontrés revendiquent une forme de militantisme en s’investissant beaucoup dans leur travail, alors même que la précarité et l’incertitude dans lesquelles ils sont placés pourraient les inciter – et les incitent parfois – à l’exit (Hirschman, 1995) – arrêt maladie, démission, etc. – ou à un manque d’investissement personnel26. Une partie des salariés adopte ce type d’attitude mais ils ne sont pas les plus nombreux. Face aux difficultés que rencontrent les personnes qu’ils accompagnement, la plupart d’entre eux s’auto‑censurent, estimant qu’ils « n’ont pas le droit de se plaindre » – se rapprochant sans doute du second type loyalty élaboré par Albert O. Hirschman – : « l’expression conflictuelle est difficile à construire dans un tel environnement de travail » (Hély & Simonet, 2011). D’autres, moins nombreux, sont dans une attitude de voice, comme Nina par exemple, travailleuse sociale à l’ESI, fortement engagée à la fois dans son travail au quotidien avec les usagers mais aussi dans la défense des intérêts des salariés en tant que syndicaliste. Cette éducatrice spécialisée s’est ainsi beaucoup mobilisée à l’occasion du premier mouvement de grève des salariés de l’association en mars 2010 en préparant des banderoles et en organisant chez elle des réunions syndicales avec ses collègues de l’Agora.

41La manifestation du 9 mars 201027, à l’appel de l’intersyndicale Sud, CGT et FO, faisait suite à des négociations entamées dès juin 2009 avec la direction de l’association, interpelée par la CGT sur l’obligation d’ouvrir des négociations annuelles et sur le droit syndical. Huit réunions avec la direction et des assemblées générales de salariés s’étaient tenues entre juin 2009 et janvier 2010 sans que ces négociations n’aboutissent. À l’annonce de la grève, le dialogue social s’amorça entre la direction, les délégués syndicaux et les salariés grévistes :

  • 28 . Tract de la Fédération nationale Sud Santé Sociaux « En route vers le sud… », op. cit., p. 2, htt (...)

Depuis la réorganisation, à de nombreuses reprises, différents collectifs de salariés se sont mobilisés et ont écrit à la direction (le collectif des permanents, la lettre pétition des travailleurs sociaux sur l’initiative de la section syndicale SUD, la lettre des cadres, etc.). Dans les faits, jamais la direction ne s’est donnée la peine, ne serait‑ce par correction, de les recevoir, ni même de leur écrire… […] Suite à l’annonce du mouvement de grève du 9 mars 2010, la direction semble se préoccuper enfin de ses salariés et des répercussions pour les usagers28.

42Les revendications de l’intersyndicale portaient principalement sur les conditions et les outils de travail (un bureau équipé – téléphone, fax, informatique – pour chaque salarié assurant un accompagnement social), les salaires et la limitation des recours aux contrats précaires.

  • 29 . Protocole de fin de conflit entre l’Association Emmaüs et les délégués syndicaux, 15 mars 2010.

Dans le cadre des négociations, l’intersyndicale a porté un certain nombre de revendications : amélioration du dialogue social, mise en place d’une politique ciblée visant à réduire les écarts salariaux entre les salariés avec expérience et responsabilités équivalentes, amélioration des conditions de travail et prévention des risques psychosociaux et professionnels – stress, souffrance au travail, harcèlement moral et usure professionnelle – systématisation du remplacement des salariés absents, en formation, congés payés, délégations, maladie ou accident, l’accès à la formation professionnelle sans condition pour chaque salarié29.

  • 30 . Tract de la Fédération nationale Sud Santé Sociaux « En route vers le sud… », op. cit., p. 2, htt (...)

43Face aux situations économiques difficiles de certains intervenants (endettement par exemple), les syndicats de salariés demandaient également « une rémunération plus juste, basée sur la spécificité des fonctions occupées, la reconnaissance des savoir faire et pas simplement des diplômes » en soulignant qu’une prise en charge de qualité des usagers de l’association passe par le recrutement de personnel compétent et non sur la seule prise en compte des contraintes budgétaires. « L’association s’est créée pour lutter et dénoncer cette société “productrice d’exclusion”, pas pour y participer… non ? 30 ».

  • 31 . Tract de la Fédération nationale Sud Santé Sociaux « En route vers le sud… », op. cit., p. 3, htt (...)

44L’ardeur avec laquelle certains salariés se sont engagés dans la grève exprime la fragilité du cadre institutionnel et la tension qui traverse ce secteur de l’action sociale, où les contradictions entre idéaux et pratiques se révèlent parfois avec une grande brutalité (Hély & Simonet, 2011). Les salariés de l’Agora, comme Nina par exemple, voulaient à la fois témoigner de leurs difficultés de travail au quotidien et de leur manque de reconnaissance, mais aussi revendiquer une prise en charge et un accompagnement plus satisfaisants des usagers de l’association. Le tract du syndicat Sud Solidaire témoigne ainsi du souci constant des salariés de prendre en compte les particularités de l’association et de ses usagers : « bien que les statuts des compagnons et des salariés diffèrent, nous travaillons tous au sein de la même association. Les conditions de travail et les injustices dont certains compagnons sont victimes sont étrangement similaires à certaines de nos revendications31 ». Les deux facettes caractéristiques des salariés d’Emmaüs, l’engagement personnel et le militantisme humanitaire, d’une part, et la disparité des parcours et des qualifications, d’autre part, interrogent le contenu et le sens du travail social au sein du secteur associatif : « La thématique de l’engagement et de la citoyenneté ne manquent pas d’invisibiliser socialement et parfois aussi sociologiquement toutes les formes de travail et les statuts de travailleurs, plus ou moins rémunérés et plus ou moins protégés qui font vivre et fonctionner les associations » (Hély & Simonet, 2011, p. 127).

Le flou du cadre organisationnel

45Selon de nombreux salariés, la grève du 9 mars 2010 est révélatrice de tensions qui se sont multipliées à la suite de la réorganisation de l’association. Cette dernière s’est restructurée autour de nouvelles pratiques rationnelles de gestion et de management « sans prendre en compte les “spécificités” du fonctionnement de l’organisation Emmaüs » (Hély & Simonet, 2011). Le conflit avec les salariés a permis à l’association de prendre conscience d’une tension croissante entre les valeurs incarnées par le mouvement Emmaüs et leur mise en œuvre.

46Concrètement, dans la mesure où le cadre, les objectifs et le sens du travail ne sont pas toujours clairement définis par l’association, les intervenants ont une très large marge d’interprétation et d’action. Plus précisément, le flou du cadre institutionnel s’exprime de trois manières différentes : l’association renonce parfois à ses propres valeurs, à l’« esprit associatif » (Hély & Simonet, 2011), sous la pression de contextes particuliers ou d’acteurs influents ; elle prône des valeurs difficilement applicables sur le terrain pour ses intervenants ; elle laisse aussi une part d’interprétation qui explique en partie les conflits au sein des équipes entre les intervenants et leur hiérarchie et entre les intervenants eux‑mêmes, à propos des attitudes et des outils à mettre en place dans le cadre du suivi des publics pris en charge.

47C’est, par exemple, le cas au sein de l’équipe de la maraude dont les membres n’ont pas tous la même vision du travail d’accompagnement des personnes de la rue. Pierre considère que ce qu’on leur demande de faire consiste finalement à ne rien faire. « On est payés à ne rien faire, juste à aller se balader et discuter avec les mecs. Tout le monde est capable de faire faire des démarches, y’a pas besoin d’être travailleur social ». Ce qui fait la particularité de son travail, selon lui, c’est le lien qu’il tisse avec les personnes en difficulté. Il raconte par exemple qu’il ne se présente presque jamais comme un travailleur social d’Emmaüs : « certains mecs du Canal [Saint Martin] savent même pas que je suis travailleur social, que je suis chez Emmaüs. Je bois des coups avec eux, je discute avec eux et un jour j’ai fait un bon [d’hébergement] pour un des mecs et un autre m’a dit “ha bon, t’es travailleur social toi ?” ». Cette attitude est problématique pour l’un de ses collègues, Christian. Le lien que Pierre entretient avec les usagers est « trop dans l’affectif », dans l’exclusivité. Selon Christian, Pierre choisit les personnes qu’il accompagne de façon trop subjective.

  • 32 . Brigade d’assistance aux personnes sans‑abri.

48Par ailleurs, selon Lucile, ce flou du cadre institutionnel explique autant les « réussites » que les « échecs » des équipes qui ont une marge de manœuvre importante ; c’est ainsi qu’elles résistent parfois collectivement aux injonctions normatives au contrôle social, ou encore aux catégorisations globalisantes qui stigmatisent les personnes sans domicile. Deux exemples relatés par Christian en attestent. Des coopérations entre la maraude et d’autres institutions ou associations en contact avec les personnes de la rue (RATP, structure d’hébergement, accueil de jour pour toxicomanes, etc.) ont vu le jour, comme avec la police municipale de certains arrondissements. Confrontée à la présence de personnes sans domicile installées dans les espaces publics de leur arrondissement, les agents de police municipaux ont fait appel aux maraudeurs pour « leurs compétences relationnelles et leurs connaissances précieuses du public de la rue » (entretien avec Alice, cheffe de service de la maraude). La maraude devait simplement être tenue au courant des opérations de « nettoyage » des rues par les agents municipaux, à charge pour elle de prévenir les personnes afin d’éviter que leurs affaires ne soient jetées ou abîmées, et que leur expulsion ne soit trop brutale. Après quelques semaines, les maraudeurs ont fait le choix de ne plus accepter cette collaboration : les SDF les prenaient pour des agents municipaux tandis qu’eux‑mêmes réalisaient qu’ils participaient de fait à l’invisibilisation, voire à la criminalisation, de ceux qu’ils avaient pour mission d’accompagner et d’assister. Cet exemple illustre les débats classiques depuis les années 1970 sur l’identité même du travail social et l’ambivalence de ses missions, entre contrôle social des populations les plus vulnérables et engagement social et militantisme humanitaire (Chauvière, 2005). Cette ambivalence semble aujourd’hui redoublée par la « montée des incertitudes » (Castel, 2009) mais aussi par la diffusion des façons de faire du secteur associatif dont la marge de manœuvre s’est fortement élargie par les délégations en chaine de la part de la puissance publique, et les domaines d’intervention diversifiés.32

49Christian évoque aussi un autre type d’injonction formulé par la direction de l’association auprès des maraudeurs : peu de temps avant mon arrivée sur le terrain, l’association Emmaüs fut chargée par une des mairies d’arrondissement de Paris de faire un état des lieux de la présence des Rroms. L’équipe de la maraude était chargée de cette « étude » dont les modalités consistaient à aller rencontrer les personnes Rroms et à leur faire remplir un questionnaire. Il s’agissait de « comprendre » cette population dans le but, selon Christian, de mieux pouvoir ensuite l’évincer des espaces publics, très fréquentés par les touristes, qu’elle occupait. Pendant plusieurs jours, les effectifs de la maraude ont donc été réduits, une partie des intervenants se consacrant à cette enquête. Selon Christian, cette commande de l’institution n’était pas conforme aux valeurs prônées par l’association, et il regrette qu’il n’y ait eu ni résistance ni contestation de la part de cette dernière : « On est mis à disposition des autorités qui considèrent que c’est l’urgence alors que nous on considère que l’urgence est ailleurs. On est baladé […] Emmaüs n’est pas une association militante, elle ne va pas au combat ». Pour Christian, ces deux épisodes sont caractéristiques des conflits de loyauté vécus par lui et ses collègues, et des injonctions de l’association qui le placent en contradiction avec les valeurs prônées, et avec l’idée qu’il se fait lui‑même de son action auprès du public.

50Christian est finalement très critique à l’égard de ces collaborations qui, selon lui, n’ont pas été pensées par sa hiérarchie. « Ca va faire beau sur le rapport d’activité de dire que l’on travaille avec eux mais derrière y’a pas de stratégie, pas de cohérence. […] Moi j’veux bien travailler avec la police, la BAPSA33 ou la RATP mais il faut qu’il y ait une cohérence de l’équipe ». Pour aller marauder avec les agents de la RATP, explique‑t‑il, il n’y a pas eu de décision collégiale, chacun a pris une décision individuellement. La position exprimée par Christian consiste à refuser de collaborer tant qu’une explication ne lui aura pas été donnée sur le sens de cette décision. « Ce n’est pas une équipe, c’est une non‑équipe » déclare‑t‑il finalement. Inconsistance de l’association ou autonomie des acteurs qui peuvent agir ou s’abstenir ? L’une n’exclut pas l’autre, improbable combinaison qui participe sans doute de la définition contemporaine de l’intervention sociale.

Conclusion

51La longévité d’une association telle qu’Emmaüs et son importance dans le paysage des organisations non gouvernementales (ONG) françaises illustre un paradoxe intéressant : l’Abbé Pierre est encore aujourd’hui l’un des hommes les plus populaires de France et « la face émergée d’un iceberg, Emmaüs, dont on ne sait presque rien, alors même que l’organisation est, à bien des égards, fondatrice dans le champ de la charité‑solidarité » (Brodiez‑Dolino, 2008). Malgré les tensions et les transformations à l’œuvre, l’association continue à donner une image sereine et solide au grand public. Même marquée par l’ambivalence, sa « doxa » la protège et plaide en sa faveur. Mais si la maison Emmaüs tient par ses valeurs militantes fortes et l’image que son fondateur continue de transmettre, elle se nourrit aussi de l’engagement de ses intervenants. Prenant au sérieux les principes du compagnonnage, les salariés y puisent sans doute pour partie l’énergie qui leur permet de résister à leur relative mise en échec dans le quotidien de leur travail, dont l’imprévisibilité les insécurise. Les intervenants résolvent en partie ces tensions en « bricolant » des solutions (Dauvin, 2004), en s’appuyant sur leur engagement militant et en pratiquant une hyperpersonnalisation des relations entretenues tant avec le public, qu’avec leur hiérarchie et leurs collègues. Chacun, encadrant ou subordonné, suit, ignore ou refuse les consignes, non pas tant en vertu de sa position hiérarchique que par amitié, ou au contraire pour déplaire à l’autre. Ce « management hyper‑actif » (Hart & Muchielli, 1994) est produit par les contraintes organisationnelles et par le contexte d’emploi : « Il semble que ce type de relations hiérarchiques apparaisse en particulier lorsque les encadrants ont besoin d’obtenir de leurs subordonnés une mobilisation importante, liée à la nature de leur travail […] et/ou au contexte dans lequel il s’effectue » (Schütz, 2012).

52Nous avons en effet montré que la nature même du travail des intervenants d’Emmaüs – aller à la rencontre des personnes sans domicile pour leur proposer des services ou un accompagnement social – produit de l’insécurité, mais que l’incertitude inhérente à l’activité des maraudeurs et des intervenants de l’ESI, découle aussi de l’organisation elle‑même. L’écart entre les attentes réelles de l’association, visibles dans le référentiel promu (solidarité, compagnonnage) et les façons de faire (faire face, faire front, faire avec, etc.) qui renvoient selon certains acteurs de première ligne au rôle d’« éboueur du social », met au jour une tension qui traverse l’ensemble du secteur associatif de la lutte contre les exclusions : les associations participent activement du gouvernement du social, et sont devenues des supplétifs des services publics, provoquant une exacerbation des contradictions, et des négociations plus ou moins douloureuses et plus ou moins revendicatrices. Même les plus militantes ne sont pas capables de se soustraire à ce dilemme.

Quand les supérieurs hiérarchiques ne disposent par ailleurs que de peu de moyens pour mobiliser les intervenants placés sous leur responsabilité (en raison de perspectives de promotion et d’augmentation de salaire inexistantes pour ces derniers, ou décidées à un autre échelon hiérarchique), la proximité et l’affect deviennent alors des ressources dans le travail d’encadrement (Schütz, 2012).

53Leur intervention finit ainsi par se réduire à la relation qui est extrêmement valorisée au sein de l’association. Ces « professionnels sensibles » le sont donc au double sens du terme : ils sont sensibles aux difficultés des publics parce que leur mission consiste à être dans l’empathie, dans la compréhension de l’autre alors même que certains d’entre eux peuvent avoir la sensation d’être « proche » de ce public par un effet de miroir grossissant (Gaucher, 2003) ; ils sont aussi « sensibles » car prêts à se battre, à s’engager, à militer pour aider les publics qu’ils accompagnent et pour défendre une certaine vision de la société, plus humaine et plus attentive à l’autre.

54De telles conditions de travail, assorties d’une gestion de ces militants du social qui balancent entre incertitude et improvisation, fragilisent néanmoins l’ensemble des acteurs. Les personnes accueillies, et qui aspirent précisément à sortir de l’exclusion, sont à leur tour objets de traitements arbitraires, tandis que, dernier paradoxe, la puissance d’action et de conviction de l’association elle‑même demeure pratiquement intouchée.

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Notes

1 . Tract de la Fédération nationale Sud Santé Sociaux (syndicats des salariés du secteur Sanitaire et Social), « En route vers le sud… », Journal d’information aux acteurs de l’association Emmaüs, Numéro Zéro, lundi 1er mars 2010, p. 2, (voir en annexe électronique sur le site de la revue : https://sociologie.revues.org/2644).

2 . La recherche effectuée et l’article qui en est issu ont été réalisés en collaboration avec Claire Lévy‑Vroelant, professeur de sociologie à l’Université de Paris 8 Vincennes Saint‑Denis, qui a supervisé le projet de recherche ANR (Programme thématique Vulnérabilités) intitulé « VITALIS. Vulnérabilités en contexte : expérimentations dans le champ des politiques sanitaires et sociales et reconfiguration des politiques de prévention et de protection », entre 2009 et 2011. Cet article développe l’un des terrains étudiés dans ce projet.

3 . Le délit de vagabondage et de mendicité n’a été abrogé qu’en 1994.

4 . Dans la lignée des travaux de l’INED et de l’INSEE (Firdion & Marpsat, 2000) nous employons à dessein le terme « sans domicile » et non celui de « sans domicile fixe » à la fois pour marquer, d’une part, la différence entre la perspective de recherche et l’usage commun – caractérisé par l’emploi de l’acronyme « SDF » –, et d’autre part, parce que l’article porte sur les personnes accueillies dans ces structures d’aide et qui n’ont pas de domicile propre, indépendamment de sa « fixité » (Loison‑Leruste, 2014). Les personnes sans domicile sont donc celles qui ont recours à un service d’hébergement ou qui dorment dans des lieux non prévus pour l’habitation – espace public par exemple.

5 . Rapport d’activité 2013 de l’association Emmaüs Solidarité : http://intranet.association.emmaus.fr/docs/COMMUNICATION/RA%202013%20extranet.pdf.

6 . Le terme de vulnérabilité fait l’objet de débats (Bresson et al., 2013). Nous l’employons ici dans le sens que lui donne Robert Castel (1995) : la vulnérabilité correspond à une double fragilisation, celle des statuts dans la sphère de l’emploi et celle des liens sociaux (instabilité familiale notamment).

7 . Slogan présent sur tous les lieux et éléments de communication
d’Emmaüs, voir https://sociologie.revues.org/2639.

8 . AFP, 5 mars 2010.

9 . Rapport d’activité 2013 de l’association Emmaüs Solidarité : http://
intranet.association.emmaus.fr/docs/COMMUNICATION/RA%202013%20extranet.pdf.

10 . D’un point de vue juridique, le droit commun désigne l’ensemble des règles juridiques applicables à toutes les situations qui ne font pas l’objet de règles spéciales ou particulières. Les organismes de droit commun sont par exemple les centres communaux d’action sociale, centres intercommunaux d’action sociale, associations domiciliataires agréés, etc.

11 . Aujourd’hui, trois pôles de prestations structurent les activités de l’Agora : un pôle hygiène et santé (douche, sanitaire et laverie, permanence médicale et psychologique), un pôle droits et citoyenneté (permanence juridique et CPAM, service de domiciliation, cyber espace, écrivain public et cours d’initiation au français) et un pôle culture (ateliers théâtre et activités manuelles, sorties culturelles).

12 . Ces ateliers reposaient sur le principe d’une médiation par l’image. Invités à se regrouper pour répondre à des consignes simples du type : « si votre mission était un paysage… », les intervenants, après en avoir discuté entre eux, ont échangé et exprimé leurs opinions sur leurs activités professionnelles. Un film Paroles d’intervenants a été réalisé pour en rendre compte. Réalisation Nicolas Spengler, AMIS production, 2012.

13 . Je reprends ici les termes d’Axelle Brodiez‑Dolino (2008) qui se réfère à la terminologie de Max Weber (1964).

14 . Axelle Brodiez‑Dolino montre que cette croissance exponentielle de la masse salariale est permise par des financements publics importants : « 49 salariés au total en 1973, 53 en 1983, 154 en 1993, 260 en 2000, plus de 430 en 2008 » (Brodiez‑Dolino, 2008, p. 238).

15 . Reposant une fois de plus la question du rapport qualitatif/quantitatif, soulevée de façon récurrente dans l’association (Brodiez‑Dalino, 2008).

16 . Tous les noms des intervenants ont été changés afin de respecter leur anonymat.

17 . Rapport du conseil d’administration à l’assemblée générale du 12 mai 2009, p. 34.

18 . La Charte Éthique et Maraude préconise que « les intervenants sont intégrés à la structure après évaluation de leurs motivations, de leurs capacités d’investissement, et acquisition des compétences, bases théoriques et savoirs pratiques indispensables à l’exercice de leurs missions. La structure doit être dotée des dispositifs adaptés à cette exigence ».

19 . Voir en annexes électroniques : photographies de l’« espace public », entrée du lieu d’accueil de jour l’Agora (https://sociologie.revues.org/2639) et de la « verrière » (https://sociologie.revues.org/2640).

20 . Charte du compagnon adoptée à l’assemblée générale Emmaüs France en 1994 ; Projet associatif adopté en 2003, Les personnes accueillies au cœur de l’Association Emmaüs, qui présente les principes fondamentaux de référence pour les prises de position et l’organisation des activités de l’association : « L’attention aux plus faibles, la solidarité et la laïcité, l’implication concrète et le refus de l’assistanat, la confiance en la capacité de chacun à être acteur de sa vie, la pratique de la rencontre entre ceux qui vivent l’injustice et ceux qui la combattent, la volonté de lutter contre l’exclusion et de refuser la fatalité sont autant de références qui guident son action […]. L’accueil inconditionnel et la construction de réponses adaptées aux besoins des personnes en difficulté traduisent la démarche d’action sociale globale que mène l’association. À travers la réalisation de missions de service public et par une dynamique d’innovation, elle vise à élaborer des réponses pour que chacun, quel qu’il soit, puisse être respecté et trouver un début de solution à sa situation, tout en étant acteur de son devenir » Charte éthique et maraude signée en 2006.

21 .  http://www.fnars.org/images/stories/2_les_actions/accueil_et_hebergement/Ressources_documentaires/charte_ethique_et_maraude_2008.pdf.

22 . Disponible sur : http://www.paris.fr.

23 . C’est suite à l’installation de 200 tentes par l’association des Enfants de Don Quichotte, le long du canal Saint Martin, pendant l’hiver 2006, qu’une « Charte du Canal Saint Martin pour l’accès de tous à un logement » est mise au point, comprenant notamment l’idée de rendre le droit au logement opposable sur tout le territoire français. Le projet de loi 2007‑290 est voté quelques mois plus tard, et les droits sont ouverts depuis le 1er décembre 2008 aux six catégories de demandeurs désignés comme les plus prioritaires, qui peuvent prétendre à un logement. À compter du 1er janvier 2012, il est étendu à toutes les autres personnes éligibles au logement social qui n’ont pas reçu de réponse à leur demande de logement après un délai anormalement long (Loison, 2007). Le dernier rapport du comité de suivi DALO (novembre 2011) rapporte les difficultés de sa mise en œuvre.

24 . Droit à l’hébergement opposable.

25 . Supplément de La Gazette no 56, octobre 2007, actualisé le 24 janvier 2008, FNARS.

26 . Dans un contexte donné et devant un risque de conflit, un individu placé dans une situation insatisfaisante peut manifester son mécontentement de trois manières différentes : soit il exprime son désaccord en faisant entendre sa voix pour modifier les relations sociales dans un sens souhaité (voice) ; soit il décide qu’il a intérêt à se soumettre à l’autorité en place en étant fidèle malgré tout (loyalty) ; soit il décide qu’il a intérêt à se retirer de la discussion et du conflit possible, c’est‑à‑dire qu’il refuse de participer, c’est la défection (exit) (Hirschman, 1995).

27 . Voir les photographies de la manifestation sur le site de la revue : https://sociologie.revues.org/2638.

28 . Tract de la Fédération nationale Sud Santé Sociaux « En route vers le sud… », op. cit., p. 2, https://sociologie.revues.org/2644.

29 . Protocole de fin de conflit entre l’Association Emmaüs et les délégués syndicaux, 15 mars 2010.

30 . Tract de la Fédération nationale Sud Santé Sociaux « En route vers le sud… », op. cit., p. 2, https://sociologie.revues.org/2644.

31 . Tract de la Fédération nationale Sud Santé Sociaux « En route vers le sud… », op. cit., p. 3, https://sociologie.revues.org/2644.

32 . Brigade d’assistance aux personnes sans‑abri.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Loison-Leruste, « Au cœur de l’exclusion », Sociologie [En ligne], N°4, vol. 6 |  2015, mis en ligne le 03 janvier 2016, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/2630

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Auteur

Marie Loison-Leruste

marieloisonleruste@gmail.com
Maîtresse de conférence en sociologie à l’Université de Paris 13 Sorbonne Paris Cité - Centre de Recherche sur l’Action Locale - 99 avenue J.-B. Clément - 93430 Villetaneuse

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