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HomeNumérosN°2, vol. 2Théories & méthodesEthnographie de terrain et relation (…)

Ethnographie de terrain et relation d’enquête. Observer les « communautés » de logiciels libres

Field ethnography and the research relationship. Scrutinizing free software « communities »
Didier Demazière, François Horn and Marc Zune

Abstracts

Cet article, nourri par une enquête ethnographique conduite pendant cinq ans dans une « communauté » de développeurs d’un logiciel libre, se fonde sur la relation d’enquête. Appuyant ses activités sur les ressources numériques d’Internet, ce type de groupe n’est pas inscrit dans un territoire – un terrain –  physique. Une manière, classique, de prendre en compte cette particularité, consiste à conduire des enquêtes à distance et à couvert permettant de collecter les traces électroniques des activités du groupe, et à les compléter parfois par des enquêtes directes auprès des participants (entretiens ou questionnaires par messagerie électronique notamment). Cette méthode présente d’importantes limites car la plupart des groupes de développeurs sont peu institutionnalisés et ont un fonctionnement faiblement codifié. Analyser l’action collective et étudier les mécanismes de production des logiciels libres passe alors par l’identification de règles qui ne se révèlent que dans les cours d’action parce qu’elles restent largement informelles. La démarche ethnographique de terrain, centrée sur le groupe en activité, est alors la démarche la plus adéquate. Mais la mise en œuvre de celle-ci est délicate, car, au-delà de leur inscription dans l’univers numérique de l’internet, ces groupes apparaissent insaisissables : leurs participants sont dispersés, l’autorité y est diffuse, leurs frontières sont incertaines, leur organisation est peu formalisée, les affiliations y sont fragiles, etc. Ces difficultés ont des conséquences directes sur la relation d’enquête, qui est plastique et incertaine, et traverse des formes qui sont décrites et argumentées comme autant de leviers pour la démarche ethnographique. Finalement, une telle démarche ethnographique est appropriée pour analyser le travail d’organisation, au-delà du cas des logiciels libres dans les organisations peu formalisées.

Field ethnography and the research relationship. Scrutinizing free software « communities »

This article, based on an ethnographic survey conducted over five years in a free software developers’ “community”, focuses on the research relationship. Since this type of group develops its activities using the digital resources of the Internet, it does not have a place in a physical territory or field. A classical way to take this characteristic into account is to conduct surveys from a distance and undercover, by collecting electronic traces and sometimes complementing them with direct inquiries with the participants (interviews or questionnaires, notably by electronic mail). This method has significant limits since most developer groups are not very institutionalized and function in a poorly codified way. Analyzing collective action and studying free software production mechanisms thus involves the identification of rules that are only revealed during action, since they mostly remain informal. The in-the-field ethnographic approach, focused on the group in activity, is then the most appropriate approach. However, this ethnographic approach can prove tricky to implement, since beyond the fact that they reside within the Internet’s digital cloud, these groups appear very elusive: their participants are scattered, authority is diffuse, boundaries are unclear, their organization is not at all formalized, affiliations are fragile, etc. These difficulties have direct consequences on the research relationship, which is malleable and uncertain, and takes forms that are described and discussed as levers for the ethnographic approach. In conclusion, such an ethnographic approach is appropriate to analyze organizational work, beyond the specific case of free software in poorly formalized organizations.

Observation, Survey, Survey Relationship, Computing, Communities, Collective Action

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Full text

1La production de logiciels libres, et plus largement leur diffusion et leur utilisation, sont en forte croissance (Crémeur & Gaudeul, 2004 ; Perline & Noisette, 2006). Aussi les groupes engagés dans la production de logiciels libres ont-ils suscité la curiosité de nombreux chercheurs désireux d’en comprendre les modalités de fonctionnement. L’étude sociologique de ces groupes (les « communautés » dans le langage indigène) s’est surtout concentrée sur des projets qui fédèrent des nombres importants de contributeurs, et qui, du fait de leur grande taille et de leur large envergure, ont été considérés comme des cas emblématiques. Ces projets étudiés sont aussi ceux dont le fonctionnement est le plus formalisé, à travers des procédures explicites et des règles codifiées. Exemplaire est le projet Debian, une distribution du système d’exploitation Linux, qui a fait l’objet d’abondantes analyses : le projet est organisé par une constitution écrite décrivant le fonctionnement du groupe, la division des rôles, les méthodes de prise de décision, les modalités d’entrée et de recrutement (Auray, 2004 ; Coleman & Hill, 2005 ; Sadowski et al., 2008 ; Conein & Latapy, 2008 ; Lazaro, 2008 ; O’Neil, 2009). L’analyse de ce type de communautés conduit à mettre en évidence des instruments de régulation formalisés : développement de chartes (German, 2003), dispositifs de vérification de l’identité des contributeurs et d’assignation des tâches (O’Mahony & Ferraro, 2007 ; von Krogh et al., 2003), instruments de gestion de la production, des flux d’information et des conflits (Weber, 2004 ; de Laat, 2007).

2Pour renseigner la gouvernance, le pilotage et la coordination de ces collectifs, les chercheurs se consacrent plus volontiers à l’exploitation d’archives et de documents produits par l’action collective qu’à la négociation de places et de rôles permettant une immersion prolongée au cœur de cette action collective (Wellman & Gulia, 1999). Les exemples ne manquent pas (par exemple O’Mahony, 2002 ; Lee & Cole, 2003 ; Von Krogh et al., 2003), et cette stratégie d’enquête est facilitée par l’abondance des informations produites par les groupes organisés sur Internet. Ce phénomène n’est pas spécifique aux logiciels libres, et il vaut pour les collectifs en ligne suffisamment institutionnalisés pour que le chercheur puisse procéder à l’extraction de matériaux informant sur les modes de coordination et de règlement des litiges (pour un exemple sur l’encyclopédie Wikipédia, cf. Auray et al., 2009 ; Cardon & Levrel, 2009). De fait, si ces groupes sont souvent qualifiés de virtuels (Proulx & Latzko-Toth, 2001), ils laissent beaucoup de traces matérielles de leur activité, qui apparaissent comme des moyens de saisir celle-ci : sites Internet des projets qui sont des vecteurs d’information et de communication, listes de discussion et messageries instantanées qui sont des supports d’échange et de coordination, forums ou blogs qui répertorient des points de vue et opinions de participants.

3La concentration des recherches sur les projets les plus formalisés et institutionnalisés explique que l’investigation à distance l’emporte de beaucoup sur l’enquête in situ et que les analyses produites s’appuient rarement sur des enquêtes approfondies et longitudinales, conduites dans une perspective ethnographique. Pourtant nous avançons que ces sources ne sauraient suffire pour analyser le fonctionnement de groupes comme les collectifs de développement de logiciels libres. La raison principale en est que la vitrine numérique de ces groupes n’offre qu’un point de vue partiel sur les activités qui y sont réalisées, sur les échanges entre les membres, sur les conduites des participants, sur les régulations soutenant les projets. L’observation de cette seule vitrine soulève maintes interrogations : tous les échanges et interactions en ligne sont-ils également accessibles à l’observation ; n’existe-t-il pas des espaces privés dont la fonction stratégique serait proportionnelle au contrôle à l’entrée des participants ; les coordinations et relations entre contributeurs se déroulent-elles exclusivement ou principalement en ligne ; nombre d’échanges et interactions ne mobilisent-ils pas d’autres canaux (téléphone, messagerie, contacts directs…) auxquels le chercheur ne peut accéder sans insertion dans le groupe ? Pour une (large) partie, l’activité des groupes de développeurs ne laisse pas de trace sur Internet. Et limiter l’investigation aux traces numériques risque de fausser l’analyse de l’action collective, car souvent les relations de travail qui supportent la production de logiciels libres sont fluides et peu formalisées (Demazière et al., 2007a), et la socialisation qui organise les interactions entre participants est diffuse et distribuée (Demazière et al. , 2009).

4Dès lors, il nous semble nécessaire d’engager une enquête ethnographique de terrain pour élucider les modalités de fonctionnement de groupes qui coalisent des participants volontaires et bénévoles, entretenant des relations virtuelles médiatisées par le réseau Internet et ne partageant aucune inscription organisationnelle commune. Les réflexions sur la démarche ethnographique pour l’étude de tels collectifs se sont récemment développées, autour de l’explicitation d’une nouvelle ethnographie, qualifiée de « cyber » (Ward, 1999a), « netnography » (Stubbs, 1999), « virtual » (Hine, 2000), « digital » (Murthy, 2008) ou « connective » (Dirksen et al., 2010). Ces travaux ne portent pas sur des collectifs de production de logiciels libres, mais sur des communautés de pratiques et d’échanges plus variées, rassemblant des participants ayant des valeurs communes, comme des groupes féministes (Ward, 1999b), des diasporas (Tynes, 2007), ou partageant des intérêts professionnels (Wenger, 1998), scientifiques (Hine, 2002), ou culturels (Beuscart, 2002). Ils s’interrogent sur les propriétés des interactions entre les participants, sur les formes de la communication, sur les significations des échanges, et, dans le prolongement, sur les articulations entre relations en ligne et relations hors ligne. Ces orientations alimentent la perspective d’une intégration des démarches méthodologiques, transversale aux espaces virtuel et physique (Leander & McKim, 2003), croisant les données collectées sur Internet et les matériaux résultant d’entretiens (Mann & Stewart, 2000), empilant les couches d’information et de connaissance (Strathern, 2002).

5Ces démarches préconisent de combiner l’exploitation de traces numériques des activités du groupe et l’enquête complémentaire auprès des participants afin de mieux décrire leurs pratiques et les significations qu’ils y engagent. Cette recommandation nous semble insuffisante dans le cas des collectifs de développeurs de logiciels libres, dans la mesure où une énigme centrale, au-delà de la question classique des engagements individuels et des motifs de la participation, est celle de la production et de la constitution de l’action collective. Car ces groupes sont tournés vers la production d’un bien (le logiciel) qui non seulement aimante les contributions individuelles mais de plus résulte d’un agencement cohérent et fonctionnel : parce que le logiciel est un texte numérique actif dont toutes les composantes sont interdépendantes (Horn, 2004), les contributions doivent s’intégrer et se fondre dans le produit. En conséquence, l’action collective est pour les sociologues un enjeu central de connaissance, quand les économistes s’intéressent plutôt aux « motivations » soutenant la participation individuelle (Hars & Ou, 2002 ; Ghosh et al.,  2002 ; Lerner & Tirole, 2002 ; Elliot & Scacchi, 2004 ; Lakhani & Wolf, 2005). La conséquence méthodologique est qu’il faut observer l’action collective dans son déroulement et sa construction, dans ses ajustements et ses incertitudes, dans ses recoins et ses déclinaisons, car c’est seulement à travers les cours d’action dans lesquels elles sont mobilisées que les règles non codifiées de fonctionnement sont repérables. Dès lors, combiner analyse de traces numériques et interrogations des participants individuels ne suffit pas, et il devient indispensable de pénétrer le groupe pour observer directement l’action collective. Or ce point saillant est peu relevé, ni traité, dans les réflexions ethnographiques sur les communautés numériques.

6Aussi, en nous appuyant à titre principal sur une enquête longitudinale approfondie d’une communauté de logiciels libres (voir encadré 1), nous proposons un retour réflexif sur une démarche que l’on peut qualifier d’ethnographique, dans le sens où nous avons maintenu une présence effective dans le groupe sur une période relativement longue. La réflexion proposée est focalisée sur la relation d’enquête. On sait que celle-ci est le socle de l’enquête ethnographique (Buscatto, 2010), et ce centrage se justifie également par le fait que la relation d’enquête présente des caractéristiques spécifiques liées aux propriétés des groupes de développeurs de logiciels libres. Prenant en compte le fait que ces groupes appuient leur activité et leur existence sur les ressources numériques d’Internet, nous soulignons que cette spécificité permet au chercheur d’observer à distance et à couvert, puis nous montrons que la contrepartie à cette invisibilité du chercheur est l’invisibilité de larges pans de l’action collective pour le chercheur. Dans un second temps, nous resserrons la focale sur l’enquête de terrain, conduite au sein du groupe. Retraçant les évolutions de la relation d’enquête, nous mettons en évidence son caractère incertain, les difficultés à la maîtriser, et la variété de ses formes, successives ou concomitantes. Cette plasticité apparaît étroitement liée à d’autres propriétés du groupe : participants dispersés, autorité diffuse, frontières incertaines, engagements fragiles, contours flous, organisation peu formalisée. Autrement dit, si le caractère virtuel des activités du groupe et de son exposition sur Internet affecte l’enquête ethnographique, c’est de manière indirecte, à travers ses conséquences sur la configuration du groupe, sur les liens sociaux qui le constituent, et finalement sur le caractère limité et inégal d’une interconnaissance pourtant soutenue par des échanges intenses et fréquents.

Encadré 1 - Une enquête ethnographique dans la « communauté Spip »

Une enquête approfondie et longitudinale (sur cinq années) a été conduite sur le groupe de développeurs d’un logiciel de publication dynamique sur Internet (appelé Spip), sélectionné précisément parce qu’il combine une dynamique collective soutenue et une faible institutionnalisation des règles. Ce projet a été lancé au début des années 2000 par trois personnes qui participaient à diverses activités orientées vers l’auto-publication sur Internet. Il s’agit alors de favoriser de nouvelles possibilités d’expression collective, en dehors des canaux médiatiques habituels, et de promouvoir ainsi un « web indépendant ». Dans ce cadre, le logiciel a été conçu comme un outil efficace et simple d’utilisation pour concevoir des sites Internet, y publier aisément articles et tribunes. Créé en France, ce logiciel s’est rapidement propagé dans les milieux militants alternatifs et s’est diffusé dans de nombreux pays d’Europe et d’Amérique latine. Du fait de sa taille moyenne (plusieurs dizaines de développeurs réguliers, plusieurs centaines de contributeurs occasionnels), il est exposé à une double exigence, d’attractivité et de coordination. D’un côté, il faut attirer en permanence de nouveaux membres et de l’autre, il faut renforcer la coordination entre les participants, et pour concilier ces deux objectifs, le fonctionnement doit être assez souple pour ne pas décourager la participation, et assez ferme pour ne pas nuire à la cohérence du logiciel produit (Demazière et al., 2007a, b). Nous avons mobilisé une multiplicité de méthodes, associant recueil et exploitation des traces sur Internet (sites dédiés et canaux de discussion instantanée sur Internet – IRC pour Internet Relay Chat) et enquête de terrain in situ basée sur une insertion progressive dans le groupe. L’objectif était de retracer, depuis le lancement du projet, les modes d’organisation du travail, les mécanismes de coopération, les formes d’échange, les processus de régulation qui soutiennent le fonctionnement du groupe et le développement du projet.

Observation distante et distance de l’observateur

7Classiquement l’enquête ethnographique s’inscrit dans un lieu identifiable, dans un territoire délimité, dans un espace topographique (Snow & Morrill, 1995). Cette inscription spatiale du terrain ou du milieu enquêtés est toutefois moins évidente, car les cultures sont plus interconnectées et les mobilités s’accentuent, de sorte qu’émerge une « ethnographie multi-située » (Marcus, 1995). Le cas des groupes développant des logiciels libres reste néanmoins particulier dans la mesure où des collectifs s’organisent en dehors de toute inscription spatiale, de manière a-territoriale. En effet, cette action collective et les relations qui la constituent ne sont pas situées dans un lieu identifié et dans un temps synchronisé, mais, à l’inverse, les échanges sont noués dans des temps et des espaces multiples et décalés (James & Busher, 2009). Dès lors, le terrain n’est pas balisé ou indexé sur un lieu, ce qui affecte les modalités de prise de contact avec la population et les possibilités d’immersion du chercheur. La question de la distance de celui-ci avec son terrain se pose ici de manière concrète et se traduit dans des interrogations pratiques : où est mon terrain, comment entrer en contact ? Par ailleurs ce terrain difficile à atteindre parle à distance puisque le chercheur a un accès aisé à de multiples traces des activités réalisées au sein de ces collectifs, qui sont enregistrées, déposées et souvent archivées sur des sites web. Cela contribue à plonger le chercheur dans son terrain mais en le maintenant à distance du fait de la médiation des supports numériques, voire en préservant le secret sur sa présence, ou du moins sur son statut d’observateur qui peut être endossé dans une absence au groupe. Cette invisibilité du chercheur constitue un atout et une ressource pour l’investigation, mais l’observation à distance fait aussi surgir de l’inobservable et de l’ininterprétable et met en évidence, par symétrie, une invisibilité de l’objet observé.

L’invisibilité du chercheur

8Le chercheur qui étudie la production de logiciels libres dispose d’une abondante information, directement accessible depuis son ordinateur. Cela lui permet de procéder à une collecte de matériaux en toute discrétion, en toute invisibilité pour le groupe ciblé. L’activité collective ne se réduit pas à l’écriture de lignes de code dont l’agencement forme le logiciel, elle se traduit aussi par une importante production écrite, qui est consultable sur des sites web conçus de manière concertée par le groupe. Certains sont orientés vers les utilisateurs, effectifs ou potentiels, du logiciel et diffusent des conseils et autres astuces, annoncent des mises à jour ou des compléments, vantent les performances et les succès du produit, quand d’autres sont tournés vers les membres du groupes et initient des débats sur les développements souhaitables, lancent des discussions sur les techniques de codage, servent à tester des idées ou initiatives, sont des outils de coordination pour des activités spécifiques (documenter le logiciel, traduire la documentation, etc.). De plus, des listes d’échange, plus ou moins spécialisées et orientées vers le travail ou la discussion, sont associées à ces sites, et il est généralement possible de consulter la totalité des messages, archivés depuis la création de ces listes. Ainsi s’agissant de Spip, de nombreuses informations sont consultables depuis le site spip.net (à partir duquel le logiciel peut être téléchargé), qui comporte aussi une « histoire minuscule et anecdotique de Spip », et depuis, une dizaine de sites spécialisés associés à des listes de diffusion auxquelles il est possible de s’abonner. Ces sites sont consacrés au développement informatique (SpipDev), aux propositions d’ajout de fonctionnalités optionnelles (SpipContrib), aux activités des traducteurs (SpipTrad), à une gazette (SpipMag), à des informations en continu (SpipZine), à la gestion des demandes des utilisateurs (SpipUser), etc.

9Des corpus volumineux peuvent ainsi être collectés sans risque de perturbation du groupe étudié. Si cette posture du secret n’est pas sans poser des problèmes éthiques qui exigent une réflexion spécifique (Richman, 2007), il n’en reste pas moins que cet effacement de l’observateur renforce encore l’attrait d’une démarche (Kozinets, 2002) qui est déjà soutenue par l’accessibilité de matériaux abondants. Cette profusion a conduit au développement de méthodes destinées à maîtriser ces corpus, par des techniques de captation des données mises en ligne, par des procédures d’échantillonnage et de sélection, par des modalités de codage et catégorisation (Jones, 1999 ; Herring, 2004). L’observation à distance peut être enrichie par d’autres investigations qui tirent profit des ressources numériques de manière plus active, comme la diffusion de questionnaires en ligne (Coomber, 1997 ; Nosek et al., 2002), ou la réalisation d’entretiens par courriels (Chen & Hinton, 1999 ; Kivits, 2005). Mobilisant ces méthodes, le chercheur se découvre et révèle sa présence. Mais il reste néanmoins à distance de ses interscripteurs (plutôt qu’interlocuteurs), sans s’exposer ni se livrer, installé dans une relation d’enquête maîtrisée, sans risque, distante, puisque les échanges sont asynchrones.

10La relation d’enquête s’infléchit un peu plus quand le chercheur se manifeste sur les espaces numériques, quand il se connecte dans les canaux IRC, quand il intervient dans les échanges sur les listes de diffusion (utilisation spécifique du courrier électronique qui permet le publipostage d’informations aux utilisateurs qui y sont inscrits). Il commence alors à pénétrer dans le groupe, et peut s’y fondre, en adoptant les codes langagiers et interactionnels qu’il a pu observer au préalable, ou à l’inverse jouer la provocation et perturber les échanges afin de révéler les systèmes de normes et de valeurs (Pudelko et al., 2006). Indépendamment des problèmes déontologiques et éthiques que posent ces possibilités de jeu dans la relation d’enquête (Héas & Poutrain, 2003), le chercheur est protégé par son invisibilité physique et son pseudonyme, identité purement déclarative et nominale (Draelants, 2004). Même s’il n’est plus invisible, il enquête à la dérobée – ce que Ebo (1998) nomme cyberstealth – dans une posture bien éloignée de l’enquête ethnographique de visu. Si l’observation à distance, quelle que soit sa forme, permet de collecter des matériaux abondants, elle fait émerger un sentiment de distance à l’objet chez l’observateur, car la contrepartie de l’invisibilité du chercheur pour les enquêtés est aussi l’invisibilité de nombre d’aspects du fonctionnement des groupes pour le chercheur.

L’invisibilité pour le chercheur

11Nous avons directement vécu cette expérience : à mesure que nous procédions à une observation à distance du groupe Spip, s’allongeait la liste de nos interrogations, car en même temps que les informations glanées enrichissaient la description de cette action collective, elles en découvraient d’autres aspects, plus obscurs ou difficiles d’accès. Engranger les observations ne faisait pas reculer les frontières de l’inobservé, mais contribuait à élargir le territoire de l’inobservable, de l’incompréhensible, de l’ininterprétable. Nous développons quelques aspects de ce paradoxe, en soulignant combien la mise en œuvre de l’observation numérique permet de prendre conscience des limites de cette démarche, puis en montrant que certaines conventions propres aux échanges numériques entravent la compréhension de l’action collective.

12Un corollaire de la faible formalisation du fonctionnement du groupe réside dans le rôle important dévolu aux espaces numériques permettant échanges, débats, coordinations, controverses. Ainsi les messageries instantanées, forums électroniques, listes de diffusion sont mobilisés de façon constante pour débattre des orientations souhaitables et des projets potentiels. La lecture et l’analyse de ces discussions montrent toutefois que les décisions ne sont pas prises dans ces espaces numériques : en l’absence de procédures formelles de consultation ou de décision – typiquement un vote – les processus décisionnels sont inaccessibles à l’observateur distant. Celui-ci enregistre l’annonce de décisions, mais sans pouvoir en comprendre la fabrication, ni identifier les arguments décisifs ou repérer les acteurs et les interventions déterminants. Dans notre enquête, les exemples abondent, qui concernent des événements importants pour le groupe, comme l’ouverture de droits d’accès en écriture au serveur central du logiciel, ou l’organisation de rencontres physiques destinées à réunir les participants (encadré 2).

Encadré 2 - Des annonces de décisions ou d’événements

L’octroi de l’autorisation d’accès en écriture au serveur central – espace stratégique où sont gérées des versions concurrentes, provisoires et non validées du logiciel – à de nouveaux membres peut être aisément repéré, mais les annonces sont tellement laconiques qu’il est impossible ni de comprendre les raisons qui ont conduit à cet élargissement, ni les critères de sélection des individus. On peut ainsi lire sur Spip.net : « Premier juillet 2006, pour le cinquième anniversaire de la première version officielle, sortie de SPIP 1.9. […] L’équipe des développeurs s’enrichit de trois nouveaux membres : James, Romy et Cédric » (http://www.spip.net/​fr_article918.html).

De même, l’organisation de rencontres destinées à rassembler, pour des finalités diverses (programmation et résolution de tel ou tel problème informatique, promotion et présentation d’une nouvelle version du logiciel, sociabilité et convivialité au sein du groupe), des contributeurs est aussi facilement repérable. Mais l’observation à distance ne permet pas de comprendre leur rôle pour le fonctionnement du groupe et de projet, car les annonces sont très générales, comme celle-ci, faite en mars 2007 sur spip.net :  « James et la tribu nantaise vous proposent de se retrouver autour du thème du design dans SPIP. L’objectif de cette journée est de rassembler des personnes qui ont l’habitude de travailler ensemble, sur la zone, sur SPIP, autour du thème de design-web avec SPIP. L’occasion de se rencontrer autrement que par mail ou via irc ».

13À mesure qu’elle progresse, l’enquête numérique conduit à pointer de nouvelles pistes d’approfondissement, qui appelle une autre méthode ethnographique, fondée sur la prise de contact directe avec les membres du groupe et l’insertion du chercheur dans les activités collectives. Cela est d’autant plus utile que l’observation à distance fait surgir des difficultés d’interprétation des matériaux collectés. Certains usages adoptés par les participants en fournissent une illustration. Les participants engagés dans les groupes de développement de logiciels libres s’y inscrivent sur base de déclaration d’un pseudonyme, qu’ils choisissent librement. Ces pseudonymes évoquent parfois un prénom ou un diminutif (Fil, Nat33, _scale_, Kent1) et leur signification est souvent plus indéchiffrable (Izo, RealET, Allergie, Toggg, cy_altern, azerttyu). De fait les pseudonymes gomment les éléments qui, dans une relation face à face, constitueraient des repères d’identification (l’âge, le sexe, l’apparence physique…) (Velkovska, 2002). Pour l’observateur distant, cette pratique du pseudonymat s’apparente à un anonymat, inversé, car il lui est difficile de caractériser les membres du groupe, même de façon succincte, par leur âge ou leur activité professionnelle par exemple. Il y a plus problématique encore. Non seulement, les individus sont dépourvus de traits sociaux, dans le regard du chercheur, mais le groupe est opaque car il est impossible de saisir ce que chaque individu a livré comme informations personnelles identitaires, de repérer quelle connaissance les membres du groupe ont les uns des autres. Ce sont donc aussi des propriétés relationnelles, déterminantes pour le fonctionnement de l’action collective, qui échappent à l’observateur distant. Certains épisodes révèlent combien l’identification des participants – pour les chercheurs et pour les autres participants – est, au-delà du pseudonyme d’usage, indexée sur des informations fragiles et des repères faibles (encadré 3).

Encadré 3 - Faiblesse et fragilité des repères d’identification sociale

Lors des échanges sur IRC, des informations circulent sur tel ou tel participant (pseudonyme), désigné aux plus novices par son rôle ou son activité au sein du groupe : tel est « celui qui a fait le compilateur », tel autre est « un codeur hyper balèze », tel autre est « à l’origine du mag », tel autre est désigné comme « le grand maître », etc. Ces expressions suggèrent que les participants sont pris dans des jeux d’identification croisée qui s’appuient sur d’autres prises que les seuls pseudonymes.

De même, l’épisode du décès d’un contributeur régulier mais que beaucoup n’avaient jamais rencontré directement, a provoqué des échanges nourris qui ont été un moment de mise en commun des éléments d’identification accumulés par les uns et les autres, et qui n’ont pas porté seulement sur son rôle dans le groupe et sa contribution au projet mais aussi sur sa situation sociale et sa personnalité.

L’identification par un pseudonyme autorise aussi la pratique du recours à plusieurs pseudonymes. Mais cette conduite est, par définition, dissimulée, et ne peut être repérée que dans le cadre d’une relation de confiance. Ainsi, un contributeur nous a indiqué, au cours d’un entretien face à face, faire usage de deux pseudonymes en fonction de la nature de ses messages : l’un était destiné aux discussions techniques, l’autre aux discussions générales et aux moqueries entre participants.

14Les difficultés, voire les erreurs, d’interprétation peuvent surgir aussi des décalages entre les interactions directes et les échanges sur forums de discussion IRC. On sait que ces derniers sont marqués par une rapidité et une vivacité et se déroulent dans un langage direct et dépouillé des formes (de politesse et d’écriture) habituelles dans les relations face à face (Pleace et al., 2000 ; Draelants, 2004). Cela est particulièrement sensible quand les échanges électroniques portent sur des événements de la vie collective qu’il s’agit de faire partager aux absents. Et cela peut introduire alors des décalages problématiques pour le chercheur. Ainsi lors d’une rencontre des développeurs tenue à Bruxelles en 2008, les exposés des participants étaient commentés en direct sur IRC par certains participants à l’intention des membres qui n’avaient pu se déplacer. Nous avons alors pu observer que les points de vue divergents à propos de l’évolution souhaitée du logiciel, qui étaient exprimés dans la salle, étaient restitués de manière plus tranchée et abrupte sur IRC, parce que les comptes-rendus étaient plus brefs. Plus encore, ceux-ci alimentaient alors, sur IRC, des polémiques plus vives et violentes que les discussions qui se déroulaient dans la salle. Ainsi, l’intensité des divergences au sein de la communauté apparaît maximale à la lecture des scripts de l’IRC, alors que l’observation de rencontres directes révèle une situation beaucoup plus sereine et détendue. La lecture à distance provoque une décontextualisation qui déforme la perception et l’interprétation ; et les membres du groupe, même les plus intégrés et socialisés, y sont exposés autant que les observateurs, comme en témoigne cet extrait de l’IRC (encadré 4) dans lequel, quelques heures après la fin de la rencontre, un des fondateurs (_fil_) exprime son pessimisme alors qu’une des participantes (tetue) conteste cette perception.

Encadré 4

* _fil_ triste d'avoir raté bxl

<tetue>_ fil_: c'était bien bxl

<tetue> et j'y ai plein pensé à toi

<tetue> j'espère que t'as reçu mes ondes positives

<tetue> avec l'accent belge

<_fil_> non, tetue, y avait que des ondes négatives qui passaient par irc

<tetue> ah

<_fil_> sauf les photos !

<_fil_> bien sympa les photos

<_fil_> lapeg faisant la soupe

<tetue> y'a eu psychotérapie de groupe involontaire

<tetue> effectivement

<lapeg> _fil_: oui tout à l'heure en finissant la tournée avec aurelie ont s'est dit qu'il fallait un peu relativiser l'impression laissée sur irc

(IRC le 23 novembre 2008)

15Si l’observation à distance est une perspective intéressante pour étudier le fonctionnement des collectifs de développement de logiciels libres et les mécanismes de production et d’entretien d’une action collective et coordonnée, cette posture présente aussi des limites car l’invisibilité, relative, du chercheur a pour contrepartie l’invisibilité de larges pans de l’action collective pour le chercheur. Notre étude de cas montre que la vitrine numérique du collectif Spip masque de multiples échanges qui mobilisent les outils de communication les plus variés : non seulement les sites web, listes de diffusion et messageries instantanées, mais aussi des supports numériques dont l’accès est restreint (par exemple une liste de diffusion pour les seuls membres du groupe qui ont accès en écriture au serveur central), des échanges privés par Internet (mails privés) ou par téléphone, des manifestations publiques visant à réunir des membres du groupe (AperoSpip, SpipPartys, Troglo-Spip), des rencontres directes et privées entre certains membres, etc.

16L’accès à ces multiples scènes exige un patient travail de terrain, fondé sur l’observation directe, l’insertion au sein du groupe et le dialogue avec ses membres. Il suppose d’engager une méthode ethnographique, que nous avons mise en œuvre dans la « communauté Spip » pendant près de cinq années. La dimension la plus importante de cette enquête de terrain concerne la construction – plus exactement la co-construction – de la relation ethnographique. Elle suit un processus singulier, découlant de caractéristiques paradoxales du groupe : d’un côté, il a une forte cohésion – une condition pour agencer des contributions dispersées en un logiciel cohérent –, de l’autre, il est marqué par une interconnaissance limitée – une conséquence de la distance relative entre les participants –. Dans un tel contexte, l’inscription de l’observateur dans le groupe s’effectue dans des conditions particulières.

L’enquête de terrain et la relation ethnographique

17Le projet Spip se déploie dans de nombreux espaces numériques mais il offre peu de prises au chercheur désireux de s’inscrire dans le groupe afin de l’observer de l’intérieur. Comment aller au-delà de rôles qu’il a pu endosser aisément à distance, à savoir, dans les catégories de R.I. Gold (2003) celui de « pur observateur » qui exclut toute interaction avec les enquêtés, et celui de « pur participant » qui exclut toute identification de l’enquêteur comme tel ? S’insérer dans le groupe pour y explorer les différentes activités exige de se déclarer comme enquêteur, mais à qui ? Quand l’autorité est diffuse, quand les appartenances des membres sont instables, quand l’organisation est informelle, il est malaisé de repérer des portes d’entrée car les contours et la structure du groupe demeurent flous et les interlocuteurs potentiels mal identifiés. Si le groupe est ouvert, dans la mesure où quiconque peut y participer, il présente pour l’observateur les caractéristiques d’opacité des univers fermés, dont le fonctionnement ne peut être saisi qu’au moyen d’une ethnographie de longue durée (Wagner, 2004).

18Aussi notre approche du terrain s’est d’abord déroulée par tâtonnements successifs, essais et ajustements. Car elle est rendue difficile par les propriétés des collectifs de développeurs, accentuées quand ces groupes sont peu institutionnalisés (Demazière et al., 2009) : flou des frontières, incertitude sur la structure interne, faible densité relationnelle, dispersion des participants, hétérogénéité des degrés de participation, fragilité de nombre d’engagements, et même opacité de son fonctionnement pour beaucoup de ses membres. C’est donc un groupe aux contours mouvants au gré des arrivées et des départs, et aux affiliations excessivement variées, de multiples points de vue. C’est un groupe dans lequel l’interconnaissance est limitée, en dépit du volume des échanges qui s’y déroulent, et cette caractéristique renforce le caractère intrinsèquement imprévisible de la relation d’enquête ethnographique (Bizeul, 1998) : absence d’informateurs privilégiés a priori, formulation de points de vue variés ou contradictoires selon les interlocuteurs, risques d’instrumentalisation par la confidence ou l’orientation dans telle ou telle direction, importance de la plaisanterie et de la méfiance jouée dans les échanges, ouverture clandestine de l’accès à des espaces d’échanges semi-privés, mise à l’épreuve par des demandes de restitution, discussion des publications entre les enquêtés, etc.

19En conséquence, la relation ethnographique a beaucoup évolué au cours de l’enquête, depuis un état initial de distance et de désorientation, jusqu’à un état final de familiarité et d’appropriation. Nous retraçons ce mouvement, ni linéaire ni uniforme, d’insertion dans le groupe, de compréhension de ses activités, d’analyse de son fonctionnement, autour de quatre états, partiellement successifs et partiellement concomitants, caractérisant la relation entre chercheurs et enquêtés : un état de désorientation et d’égarement particulièrement aigu dans les premières phases de l’investigation et resurgissant à différents moments par la suite ; un état de découverte et d’acceptation persistant au long de l’enquête mais avec des modulations selon les membres du groupe ; un état de sollicitation et d’enrôlement différencié selon les circonstances et selon les stratégies des participants ; un état de discussion et d’appropriation inauguré avec la production des premiers résultats de l’enquête et correspondant à des manifestations d’intérêt et d’utilisation variés.

Des chercheurs désorientés et égarés

20L’observation à distance et la collecte d’informations sur les sites web et espaces numériques dédiés ont été les premières étapes, incontournables, de notre investigation. Compte tenu de la faible institutionnalisation du projet Spip, ces démarches se sont avérées peu efficaces pour glaner des informations précises sur des éléments pourtant basiques, comme la morphologie du projet ou le nombre de membres, faute d’une définition formelle du statut de développeur et du caractère flou de la différenciation des contributeurs au logiciel par rapport aux utilisateurs du logiciel. La lecture des forums, l’observation de l’activité du CVS et la collecte d’articles retraçant l’histoire de Spip ne laissaient guère entrevoir l’organisation sous-jacente : au-delà de l’identification des fondateurs et de leurs contributions propres, il était impossible d’apprécier en quoi consistaient les apports des autres participants, ou de comprendre comment ils s’agencent.

21Mais l’observation à distance nous a permis de repérer quelques événements saillants qui ont renforcé notre intérêt pour Spip, et d’amorcer une approche ethnographique de terrain (O. de Sardan, 1995). Le plus déterminant est à la fois un catalyseur qui provoqua moult débats dans la « communauté Spip » et une opportunité nous permettant de nouer des contacts directs avec certains membres. En août 2004, le Service d’Information du gouvernement (SIG) annonçait la mise au point d’une nouvelle version du logiciel développée par l’administration (projet appelé Spip-Agora) dont le code serait reversé à la « communauté Spip ». Cette annonce suscite alors débats et polémiques internes, au terme desquels s’affirme une réticence à collaborer, justifiée par l’opacité du processus de développement conduit par le SIG et par le caractère unilatéral et non collaboratif de l’annonce. L’analyse des débats (Zune et al., 2011) nous a permis de caractériser les arguments échangés, et surtout de repérer les participants les plus actifs dans un épisode engageant l’identité et l’avenir du groupe. Puis, devant l’ampleur des réactions d’hostilité exprimées sur les forums de Spip, le SIG organise en décembre 2004 une réunion destinée à clarifier les points de divergence et à pacifier la situation. Nous participons à cette réunion, largement ouverte puisque l’objectif était d’aplanir les désaccords. Nous nous y présentons comme chercheurs intéressés par le fonctionnement des projets de logiciels libres. Seuls deux ou trois membres du projet Spip étaient présents, venus pour pointer les différences entre les logiques respectives de Spip et de Spip-Agora et souligner le clivage entre bénévoles d’un côté et le couple prestataires / administrations lié par une relation marchande de l’autre, et l’ambiance demeure tendue. À l’issue de la réunion, nous prenons contact avec ces représentants du projet Spip, et négocions la possibilité de réaliser des entretiens face à face.

22Nous effectuons alors quelques entretiens et commençons à prendre pied dans la vie du groupe. Mais il demeure malaisé de s’y insérer, moins à cause de réticences des membres que des difficultés tenaces pour s’y repérer. Ainsi, lors d’un « ApéroSpip » auquel nous avons été conviés par un de nos contacts, nous observons la dizaine de participants venus pour s’échanger conseils et astuces. Mais n’étant pas nous-mêmes utilisateurs du logiciel, notre position d’observateur reste marginale, d’autant que notre contact n’est pas présent et que nous sommes donc totalement extérieurs à un groupe (les participants à cet ApéroSpip) dont les contours et les caractéristiques par rapport à la « communauté Spip » dans son ensemble nous demeurent incertains. De ce fait, nous ne nous rendons pas compte qu’un des trois initiateurs du projet Spip – un personnage central – est présent. Et nous prenons rendez-vous pour des entretiens qui s’avèreront peu fructueux car réalisés avec de simples utilisateurs peu impliqués dans le projet. À ce stade, la multiplication des rencontres apparaît comme la seule réponse possible à une désorientation persistante, et nous exploitons toutes les possibilités d’entrer en contact avec des membres du groupe, sans vraiment identifier quel rôle ils y jouent, quelle position ils y occupent, quelle connaissance ils en ont. L’ethnographe est condamné à la cécité parce que le groupe étudié n’est pas institutionnalisé, ne s’est pas doté de règles formelles, n’a pas d’inscription territorialisé, apparait moins comme une action organisée qu’un processus d’organisation (Strauss, 1988).

Des chercheurs repérés et acceptés

23Une deuxième étape dans l’investigation ethnographique est engagée avec une rencontre importante, nouée avec un membre qui contribua beaucoup à nous guider en partageant de multiples informations sur le projet. Nous n’aurions pas pu le repérer en scrutant les principaux contributeurs au code technique, et c’est un interviewé qui nous dirigea vers lui. Si Norbert (un prénom fictif) possède de solides compétences informatiques, sa participation au projet est davantage centrée sur un rôle d’animation et de relais entre les participants les plus réguliers et engagés (dont les initiateurs du projet) et l’ensemble des contributeurs. Au sein du réseau relationnel reliant les membres du groupe Spip il occupe une position de trou structural (Burt, 1992) puisqu’il est un point de passage privilégié entre les membres les plus centraux d’une part et les plus périphériques d’autre part. Il est en ce sens un rouage essentiel dans la circulation de l’information, au sein d’un réseau où la cohésion et la densité sont assez faibles et très inégales. Pour le dire autrement, il détient un capital social important (Coleman, 1990), et le premier entretien réalisé avec lui nous a énormément appris sur le fonctionnement du projet, les lieux de la prise de décision, les formes de concertation en amont, mais aussi sur les places occupées par les contributeurs, leurs qualités et rôles différenciés. Norbert nous a transféré des composantes de son capital social, en nous conseillant sur les manières les plus appropriées pour obtenir des entretiens avec tel ou tel membre important mais cultivant le retrait voire le secret. Il a aussi fait connaître notre démarche au sein du groupe, nous indiquant avoir discuté de notre sollicitation avec les membres les plus centraux. Assez rapidement, nous sommes repérés comme observateurs, comme l’attestent les réactions suscitées par nos demandes de rencontre (encadré 5).

Encadré 5 - Quelques réactions aux demandes d’entretien

Certaines sollicitations provoquent même des plaisanteries qui fonctionnent comme autant de marqueurs de complicité : tel membre recevant l’un de nous en entretien commence par déclarer qu’il n’est pas du même bord politique et montre ainsi qu’il a mobilisé les ressources d’Internet pour réunir des informations sur nous. Tel autre réagit à notre demande en raillant avec humour notre perspicacité « ah vous m’avez enfin trouvé, je commençais à douter là ». Tel autre membre diffuse la retranscription de l’entretien que nous avons fait avec lui auprès d’autres contributeurs en l’assortissant d’un encouragement à participer à notre enquête.

24Un moment important pour notre intégration dans le groupe a été notre participation à une rencontre visant à réunir le maximum de participants au projet : la féria organisée à Paris en novembre 2005. Norbert, mobilisant son rôle implicite de passeur, nous propose d’organiser un atelier qui présenterait « les résultats de notre étude sociologique ». Nous saisissons l’occasion pour présenter des observations provisoires et partielles sur la division du travail et la spécialisation des tâches au sein du groupe, et pour risquer l’hypothèse du caractère concentrique – nous évitons d’utiliser le terme hiérarchisé – de l’organisation effective, en dépit du refus de tout principe de verticalité et de hiérarchie. L’analyse suscite un débat approfondi : elle se heurte aux convictions des fondateurs et des membres occupant les positions les plus centrales, tout en rencontrant les expériences implicites et non formulées de nombre d’autres participants. Cet épisode, qui nous apparaissait d’emblée périlleux et délicat à négocier, nous a permis de faire la démonstration – involontaire – de l’intérêt de notre enquête pour le groupe et la conduite du projet. Il a été une séquence décisive pour nous faire connaître et accepter en tant que chercheurs. À partir de cette présentation, nous sommes identifiés comme « les socios », et pris comme objets de discussion et d’échanges entre membres (encadré 6).

Encadré 6 - Les « socios », objets d’échanges sur IRC

Ainsi marcimat commente sur IRC un événement en ces termes : <marcimat>ça devient très intéressant tout ça... surtout pour les socio je pense... comment gérer les situations de crises... il y a des formations bac + 5 pour ça... on peut pas prendre un stagiaire ? »

(IRC, le 26 novembre 2008, 17h18)

Echanges sur IRC (entre tetue, kent1, cy_altern et maieul) à propos de l’organisation d’un week-end Spip à Avignon :

<tetue> Savez-vous si nos socios viennent à Avignon ?

<kent1> héhé on espère tetue

<cy_altern> ceci dit de Lilie c'est loin pour eux

<cy_altern> Lille

<maieul> tetue : c'est qui tes socio ?

<tetue> des sociologues qui étudient les drôles de petites bêtes que nous sommes

* tetue revoyait des photos de la féria 2005, où ils étaient présent

<tetue> +s

<maieul> a d'accord

<maieul> je pensais que c'était des socio-démocrate (ou des socio-révolutionnaire ou des socio-libéraux)

(IRC, le 25 mai 2009, 23h28)

25Nous avons progressivement acquis un statut d’observateur inséré dans le groupe, à mesure que s’accumulaient les entretiens et que se renforçait notre implication, à travers la participation à de nombreuses rencontres directes (ApéroSpip, Spip-partys). Nos nouveaux contacts nous permettaient d’approfondir notre enquête, et ils entraînaient souvent des échanges par les canaux numériques entre membres éparpillés à propos de celle-ci, et ce faisant consolidaient notre statut d’observateurs reconnus, même pour des membres faiblement intégrés mais témoins de ces échanges à distance. Nous avons alors pu accéder, sur le mode de la confidence à des informations plus enfouies et moins partagées, à ce que nos interlocuteurs considéraient comme des petits secrets, à des aspects plus informels des régulations à l’œuvre. Plus, l’intégration dans le groupe permet d’accéder à certains espaces numériques et surtout d’y être accepté.

Des chercheurs sollicités et enrôlés

26En se développant et se renforçant, la relation d’enquête tend à s’enrichir, à partir des initiatives des enquêtés, qui sollicitent les chercheurs en utilisant les canaux de communication électronique. Ceux-ci sont aussi des ressources pour les enquêtés qui nous ont interpelés de façon régulière, faisant de nous les destinataires de messages, informations, sollicitations. Ce processus alimente l’enquête, mais il s’accompagne aussi de phénomènes de mobilisation des chercheurs au service d’intérêts non partagés, et en cela, il peut aussi rendre délicate la gestion de la relation ethnographique. Ces sollicitations sont favorisées – et sans doute autorisées – par notre présence à découvert dans les principaux lieux d’échange et de rencontre – face à face et électroniques – soutenant le projet Spip. Notre connexion continue, en tant qu’observateur non participant mais identifiable grâce à un pseudonyme (AucunPseudo), sur le canal IRC a grandement favorisé les interpellations. Qu’elles consistent en demandes de feedback ou en plaisanteries, celles-ci ont consolidé la relation d’enquête en nous constituant comme observateurs légitimes et acceptés (encadré 7).

Encadré 7 - Les chercheurs constitués comme observateurs légitimes

Nous sommes interrogés sur nos impressions à l’issue d’une rencontre qui s’est déroulée à Bruxelles quatre jours plus tôt :

<azerttyu> lu AucunPseudo bien rentré de bxl ?

<kent1> AucunPseudo: t'en a tiré quoi de bruxelles

<kent1> qu'on était des enfants gatés qui savent que s'engueuler?

<AucunPseudo> Non non absolument pas

<AucunPseudo> le peu que j'ai pu suivre était très intéressant

<kent1> bien bien ...

<kent1> on avait profité que tu sois là pour essayer de passer pour des loosers mais ca a pas marché alors

<kent1> dommage

(IRC, 27 novembre 2007, 12h45)

À plusieurs reprises, lorsque des utilisateurs inconnus s’interrogeaient sur notre identité, d’autres participants nous raillaient en nous qualifiant de membres des « RG » (pour Renseignements Généraux), et en les mettant en garde d’être un jour interrogés, ou nous désignaient, de manière plus énigmatique comme « les trois lascars » :

<kent1> c'est qui les 3 lascars?

<marcimat> c'est les socios

<kent1> ah oki

[…]

<Real3t_> et pourquoi 3 alors qu'ils ne sont que 2 ?

<marcimat> ah, bah fausse joie :p

<marcimat> bon, bah, j'ai faux alors, je sais pas qui c'est les 3 lascars !

<AucunPseudo> non on est bien trois...

<Real3t_> ah, mais y'en avais que 2 à Paris ?

<marcimat> #

<marcimat> samedi matin

<marcimat> #

<marcimat> -* 10h30 Ils nous suivent et nous observent depuis 4 ans : leur analyse a-t-elle évoluée depuis les 3 cercles ? (Les 3 lascars)

<achille> tient les fiches de Real3t_ ne sont pas à jour !!!

<achille> :)

(IRC, 16 juin 2009, 14h03)

27Certains membres du groupe ont pris une part active à l’enquête, en attirant notre attention sur tel ou tel événement qui leur semblait important pour notre propre recherche. Ils s’instauraient ainsi en véritables auxiliaires de l’enquête, en cherchant à nous faire partager leurs manières de hiérarchiser les informations, et en filigrane, leurs interprétations implicites du cours des événements. Nous avons été interpelés de diverses manières, parfois de manière directe et discrète par le biais d’un courriel. Ainsi, le post-scriptum d’un message qui nous était adressé indiquait : « sinon vous avez vu : cedric et romy commitent dans le core » (c’est-à-dire, ont obtenu le droit de modifier le cœur du logiciel), ce qui était une référence claire à nos conclusions antérieures qui établissaient que le cercle des membres ayant un accès en écriture dans le CVS demeurait très étroit et ne s’élargissait pas. Dans des cas rares, la sollicitude de certains participants nous a permis d’obtenir des informations d’accès malaisé et d’observer certaines activités stratégiques à l’insu des membres concernés. Grâce à leur intervention, souvent secrète, nous avons pu pénétrer dans des espaces réservés à quelques-uns, mais qui avaient une importance stratégique pour la compréhension fine du fonctionnement du groupe. Ainsi, pendant une année, nous avons pu prendre connaissance des échanges effectués sur la mailing-list du noyau du projet. Cette liste, réservée à une dizaine de contributeurs, fonctionne comme une antichambre de discussion de sujets stratégiques ou délicats, nécessitant la négociation d’un préaccord avant leur introduction dans d’autres espaces numériques, publics. C’est le cas pour des questions relatives aux orientations techniques à promouvoir, aux failles de sécurité et aux manières d’y remédier, à l’incorporation de nouveaux membres au noyau.

28Le plus souvent, c’est au cours de discussions sur IRC que notre attention était orientée vers tel ou tel fait, pointé comme intéressant et significatif pour nous. Quand les épisodes concernés référaient à des conflits ou désaccords, les interpellations s’appuyaient sur de subtils dosages entre adresse publique (sur IRC) et privée (par courriel). Ce type de conduite est le fait de membres qui défendent des opinions minoritaires, s’estiment brimés, incompris, et mal reconnus. Il s’agit alors de nous inviter à la vigilance et d’attirer notre attention sur ce qu’ils considèrent comme des injustices, voire même de nous inciter à prendre position, sinon publiquement et immédiatement, du moins analytiquement et de manière différée dans nos écrits. Ces adresses constituent des tentatives pour déplacer la relation d’enquête, en la situant dans le registre de l’enrôlement des chercheurs dans les désaccords internes (encadré 8).

Encadré 8 - Les chercheurs et les conflits internes au groupe

<RealET> AucunPseudo: tu as raté un moement passionant !

<RealET> AucunPseudo: voire fondamental !

<RealET> Qui donne lieu à ceci http://zone.spip.org/​trac/​spip-zone/​changeset/​3133

(IRC, le 5 mai 2006, 12h50)

Ce lien pointe vers une controverse quant au développement, dans un module complémentaire du logiciel, de fonctionnalités permettant l’insertion de liens publicitaires, en contradiction potentielle avec une charte refusant les usages commerciaux. Suite à cet échange RealET nous envoie le log des échanges enregistrés afin que nous puissions en prendre aisément connaissance.

Dix minutes plus tard ben envoie un mail perso disant que RealET est « désespérant »

Une heure après, RealET nous adresse le courriel

« Bonjour Marc et François,

Depuis quelque temps, je me pose quelques questions sur l'ouverture de la communauté SPIP (des mousquetaires pour être précis).

http://prevensectes.com/​lifton.htm me semble apporter une grille de lecture intéressante.

Quand pensez-vous ?

Vous avez dû suivre sur IRC que j'étais persona non grata à la Design party de Nantes. Vous voulez peut-être en savoir plus ?

J'ai des infos aussi à vous partager pour AGORA.

N'hésitez pas à m'appeler à l'occasion ».

29Nous avons donc été sollicités et enrôlés à de multiples reprises et pour des raisons variées. Cette attitude active de certains enquêtés à notre égard a exigé un surcroît de vigilance, afin de ne pas endosser le point de vue particulier de tel ou tel membre, mais aussi de maintenir la confidentialité de nos sources (Béliard & Eideliman, 2008). Elle nous a permis de réunir des informations précieuses, complémentaires de celles que nous collections à travers des méthodes plus codifiées, comme les entretiens et les observations in situ. Nous y avons trouvé des balises pour aiguiser notre attention vers les petits faits qui font la vie et l’action collective mais sont souvent difficilement perceptibles, pour exercer notre sensibilité aux évolutions et changements progressifs qui au cours du temps ont marqué le fonctionnement du groupe. La relation ethnographique en a été enrichie et renouvelée, car l’attention aux réactions, attentes et sollicitations des enquêtés a permis de soutenir les échanges au cours des cinq années pendant lesquelles s’est déroulée l’enquête. La multiplicité des interactions entre chercheurs et enquêtés qui en a résulté est à la fois le produit et la conséquence d’une familiarité nécessaire à toute immersion de terrain. Cette confiance est un processus continu et précaire dans la mesure où une spécificité des participants aux projets de logiciels libres est qu’ils prennent facilement connaissance des résultats de l’enquête.

Des chercheurs discutés et utilisés

30L’enquête de longue durée que nous avons conduite sur l’action collective fédérée autour du logiciel Spip a rencontré, sinon d’emblée du moins assez rapidement, l’intérêt de nombre de participants, et en premier lieu de ceux qui pilotent le projet. Les développeurs de logiciels libres apparaissent sous cet angle comme des « indigènes » particuliers : ils sont engagés dans des débats récurrents sur leur action collective et cette réflexivité est une composante essentielle de la coordination et de la participation. Dans cette perspective, nos analyses ont été perçues, dès lors que nos intentions ont été décryptées positivement et que nous étions parvenus à nous insérer dans le groupe, comme de possibles ressources. Aussi, quand la restitution des résultats signale généralement l’achèvement de l’enquête et la rupture de la relation ethnographique (Kobelinsky, 2008), elle a ici accompagné les développements de l’enquête. Cette temporalité spécifique accroît les risques inhérents à la restitution (Brettel, 1993), en faisant émerger des occasions de contestation des résultats ou de réactions explosives (Burawoy, 2003). Parallèlement, elle permet d’approfondir l’analyse puisque les réactions et débats provoqués sont des matériaux significatifs pour la compréhension du fonctionnement du groupe. Dans notre cas, la discussion de nos analyses par les enquêtés a accompagné l’enquête de manière continue, et en ce sens, elle constitue bien une composante structurante de la relation ethnographique.

31Compte tenu de leur activité, les développeurs de logiciels libres sont souvent connectés sur Internet, et de ce fait, ils trouvent aisément tout texte écrit (articles ou communications) ou supports d’exposé oral (diapositives) qui concernent les projets dans lesquels ils sont impliqués. Et l’information circule ensuite à grande vitesse. En conséquence, nos productions ont été rapidement détectées. Dès lors, nous avons décidé en cours d’enquête de faire connaître chacun de nos nouveaux textes, non sans une certaine appréhension vis-à-vis des réactions qu’ils susciteraient. Les réactions à la lecture des analyses sociologiques ont été fortement indexées sur la familiarité (bien lisible dans les extraits de messages électroniques, voir encadré 9) résultant de la démarche ethnographique.

Encadré 9 - Exemples de mails de réactions après lecture d’un de nos premiers textes

De Damien (22 juin 2006)

« Chapeau, les gars, vous avez bien bossé, content que vous soyez arrivés au bout, et merci de nous tenir au courant. Pour en faire profiter plus de monde, je vous propose, si cela vous intéresse, l'espace rédactionnel qu'offre spipzine. »

De Fil (23 juin 2006)

« RAS en ce qui me concerne; le mot de "contrôle social" me paraît connoté négativement, mais bon, c'est votre business  :) »

De Gaston (27 juin 2006)

« Salut Marc,

Merci de ces textes. Je trouve la tripartition du « cercle intermédiaire » assez intéressante et assez bien tapée, même si le nombre de personnes concernées est peut-être un peu faible pour faire abstraction des cas personnels (le troisième type envisagé, en particulier, semble un décalque en copie conforme d'une personne bien précise).

Je trouve que vous devriez faire plus de citations tirée de vosinterviews, car elles apportent vraiment beaucoup pour étoffer votre propos. »

32De même, nous avons systématiquement accueilli favorablement les invitations à présenter nos travaux lors de réunions autour du projet, et cela dès la première année de l’enquête. Ces présentations ont provoqué des débats sur le fond, parce qu’elles participaient d’une logique de dévoilement du fait de l’inégale connaissance que les participants ont du fonctionnement du groupe, et parce qu’elles abordaient parfois des questions qui ne faisaient pas consensus. Souvent, et de plus en plus à mesure que nous étions mieux insérés dans le groupe, les commentaires ont pris un ton humoristique. On peut y voir une forme d’approbation de nos résultats, et surtout une marque de complicité, comme le suggèrent les commentaires faits sur l’IRC au cours d’une de nos présentations orales (encadré 10).

Encadré 10  - Commentaires sur l’IRC pendant une de nos interventions orales lors d’une Spip-party

<bennyb>il est long non ?

<tetue>bennyb: nan, moi j'aime bin ce qu'il raconte

<tetue>il est juste universitaire et méthodique

<b_b>tout ça sans filet et sans slideshow

<achille>tres fort

<cym>il nous faiut plus d'1/2 h là !

<azerttyu>il dechire

[…]

<achille>les socio sont livide

<august1>hihihi

[…]

<azerttyu>il fallait faire un choix d'orientation

<achille>c'est un metier en fait il reflechit tout en parlant

<achille>socio is watching you !

<august1>je préfère AucunPseudo

<azerttyu>oui AucunPseudo est là

<azerttyu>il vont bien rigoler en épluchant les logs

(IRC, 27 juin 2009, 10h46)

33L’incitation des membres de la « communauté Spip » à lire nos textes s’est appuyée parfois sur une provocation afin de susciter des incompréhensions et réactions de surprise. Une longue série d’échanges mobilisant une vingtaine de participants en fournit un exemple typique. La séquence est amorcée par un des leaders (_fil_), qui change le message figurant en en-tête du chat Spip IRC (« le topic »). Il y insère un extrait d’entretien pris dans une de nos publications, sans indiquer la source : « un produit amateur, programmé par un crétin ». D’emblée, un des participants, qui a une position d’autorité dans le groupe (et occupe par ailleurs un poste universitaire), souligne la légitimité scientifique de l’article, et à mesure qu’ils se connectent, les participants demandent de quoi il s’agit, et réclament le fichier (encadré 11).

Encadré 11 - La diffusion d’un de nos articles avant même sa publication

_fil_ changes topic to '"SPIP: un produit amateur, programmé par des crétins"

<artlogic> C'est quoi ce sujet "rigolo" ?

<esj> c'est le résultat d'une étude sociologique

<artlogic> hébé belle "société"

<esj> en fait l'étude dit que SPIP a réussi à ne pas être ça

<artlogic> quoi donc "ça" ?

<esj> le sujet

<esj> c'est à paraître dans la revue Sociétés contemporaines, éditée par Science Po

<artlogic> Y a une url de la crétinerie?

<Bennyb> je reviens je vais chercher un seau de goudron et des plumes

<esj> c'est bien l'article des sociologues pour introniser Matthieu

<marcimat> j'lai pas encore lu d'ailleurs...

<marcimat> j'vais faire ça maintenant tiens.

<Bennyb> pas encore lu non plus

<esj> je suis de l'avis de Fil, c'est beaucoup mieux que leur premier jet

[…]

<ashaszin> c'est quoi ce topic ? une citation de consultant gagneur ?

<cym>_fil_: c'est quoi ce sujet ?? c'est un truc lu dans la presse ?

<Allergie> non cym >un éclair de lucidité

[…]

<b_b> bon c'est quoi LE pdf dont tout le monde cause ce matin ?

<azerttyu> b_b, il y a aussi le pdf de _fil_

<azerttyu> qui est à l'origine du topoc

<azerttyu> demand lui b_b

<b_b> ha celui là je l'ai pas lu, il est où ?

<b_b>_fil_ ? on peut le trouver le fameux pdf ?

<azerttyu> b_b, faut solliciter le grand maitre _fil_

<b_b> je sollicite, je sollicite ... :)

[…]

<_fil_> c'est du bon buzz ce topic

(IRC, 29 octobre 2007)

Conclusion : l’ethnographie du travail d’organisation

34Finalement, du fait des propriétés du cas étudié, et plus largement des groupes de développeurs de logiciels libres, la relation d’enquête a été particulièrement protéiforme, inattendue et difficilement prévisible. La plasticité des contours externes du groupe, le flou des règles de fonctionnement, la fragilité des affiliations ou encore l’incertitude des interconnaissances contribuent à désorienter le chercheur de terrain. Celui-ci est alors exposé aux pièges de l’échantillonnage non contrôlé de ses contacts, de la collecte d’anecdotes peu significatives, de la concentration du regard sur les composantes les plus visibles, de l’enrôlement par certains acteurs, etc. Il lui faut donc allier, dans un processus réflexif, profondeur et durée de l’enquête, souplesse et croisement des démarches. Mener l’enquête ethnographique suppose alors de s’adapter en continu, dans un processus d’ajustement permanent, fait de négociation avec les participants, de prises de position dans le groupe.

35En cela, l’expérience dont nous avons rendu compte converge avec les réflexions contemporaines sur les « épreuves ethnographiques » (Fassin & Bensa, 2008). Celles-ci pointent combien l’enquête telle qu’elle se fait s’éloigne de l’application de règles du métier (Fluehr-Lobban, 1991), et engage la fabrication d’un terrain (De la Soudière, 1988) fondée sur un travail intersubjectif qui rend la relation d’enquête imprévisible et non programmable. Les contraintes de l’enquête qui ont donné forme à cette épreuve découlent des propriétés distinctives des groupes de développeurs de logiciels libres et à leurs effets sur la stratégie d’investigation : le caractère informel des contours du groupe et des appartenances rend particulièrement difficile l’orientation sur un terrain qui se dérobe en s’offrant. Cela rend, à nos yeux, nécessaires la multiplication des points d’entrée, la variation des données, et l’insertion de longue durée dans le groupe, de manière à « armer » (Weber, 2009) l’ethnographie quand l’ethnographe est confronté à la répétition d’événements et de contacts qui précisément le désarment.

36Au terme de ce parcours, il apparaît que l’analyse sociologique du fonctionnement des groupes de développeurs de logiciels libres peut mobiliser trois leviers méthodologiques : d’abord la collecte des traces des activités, individuelles et collectives, qui sont extrêmement nombreuses sur Internet et sont en outre aisément accessibles ; ensuite la réalisation d’entretiens (ouverts ou dirigés, électroniques ou en face-à-face) avec les participants afin de saisir le sens qu’ils donnent à leur engagement ; enfin l’observation directe des pratiques en situation, qui implique une immersion dans le groupe. Nous avons insisté sur ce troisième volet parce qu’il pose des problèmes singuliers et jusqu’ici peu discutés, quand l’enquête porte sur des actions collectives qui se développent en mobilisant les ressources du réseau Internet. Dans ce cas, en effet, l’enquêteur est orphelin de son terrain, dans son acception physique ou territoriale, et il risque alors d’être renvoyé et cantonné aux deux premières pistes méthodologiques. Or, la combinaison de ces trois démarches, que l’on peut qualifier d’ethnographie de terrain, est incontournable quand l’objectif de la recherche est d’analyser le fonctionnement de ces groupes, la fabrication de l’action collective, l’organisation du travail de production logicielle. En effet, sauf dans les rares cas des projets les plus importants – qui sont aussi les plus étudiés – l’organisation de ces collectifs est faiblement institutionnalisée, et par conséquent difficile à appréhender à distance ou par les seuls participants individuels.

37La démarche ethnographique se justifie donc par les objectifs de l’enquête sociologique, chaque fois que l’enjeu est de saisir le travail d’organisation, c'est-à-dire la manière dont les collectifs de développeurs de logiciels libres, plus que toute autre communauté virtuelle, parviennent à résoudre le paradoxe qui les constitue : la tension entre efficacité productive (parvenir à produire un logiciel rencontrant des usages) et institutionnalisation faible (fonctionner avec des règles souples). Ce travail d’organisation est ici particulièrement décisif car les participations doivent êtres agencées dans une production cohérente, fonctionnelle et efficace et dont les composantes sont rigoureusement interdépendantes. La contrainte d’organisation est donc puissante mais elle ne se traduit pas dans la formation d’organisations formelles dans lesquelles les échanges, coopérations et relations sont canalisés par des règles codifiées, des procédures explicites, des hiérarchies stabilisées, des règlements institués. Dès lors, c’est seulement au cœur même de l’action collective que l’organisation est observable, c’est dans les cours d’action qu’elle émerge, comme un travail organisationnel continu, telle une « organizing organization » (Ahrne et al., 2007). En ce sens, si les « communautés » de développeurs de logiciels libres sont un phénomène singulier, leur étude peut alimenter les développements récents de la théorie des organisations qui pointent l’émergence de processus organisationnels, partiels, incomplets, fluides (Ahrne & Brunsson, 2011). Dans cette perspective, la réflexion méthodologique appuyée sur l’enquête n’est pas un détour, elle est une manière d’affirmer les nécessités d’une ethnographie de terrain approfondie et longitudinale pour rendre compte des formes les moins institutionnalisées de l’action collective.

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About the authors

Didier Demazière

d.demaziere@cso.cnrs.frSociologue, directeur de recherche au CNRS - Centre de Sociologie des Organisations, CNRS -Sciences Po - 19 rue Amélie, 75007 Paris

By this author

François Horn

francois.horn@univ-lille3.frÉconomiste, maître de conférences à l’Université Lille 3 – CLERSE – MESH - 2 rue des Canonniers - 59000 Lille

Marc Zune

marc.zune@uclouvain.beSociologue, professeur à l’Université Catholique de Louvain – GIRSEF - Place Montesquieu 1/7 - Bâtiment Leclercq - B-1348 Louvain-la-Neuve - Belgique

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