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HomeNumérosN° 3, vol. 8EnquêtesLes permanents fédéraux : ressorts e(…)

Les permanents fédéraux : ressorts et dilemmes de la professionnalisation syndicale

Drivers and Dilemmas of the Professionalization of Trade Union Officials
Adrien Thomas

Abstracts

L’article a pour objectif de mieux comprendre les conditions et enjeux de la professionnalisation syndicale. À partir de l’exemple de la Fédération Chimie‑Énergie de la Confédération française démocratique du travail (FCE‑CFDT), l’enquête qualitative, reposant sur des entretiens et des documents d’archives, montre le caractère graduel de la professionnalisation des permanents fédéraux, les attentes de rôle auxquelles ils sont confrontés et le caractère problématique de la reconversion professionnelle en fin de mandat. Alors que la professionnalisation syndicale est censée répondre aux problèmes de coordination et de légitimation de l’action syndicale, l’analyse révèle qu’elle suscite de nouveaux dilemmes organisationnels. Ce faisant, l’article contribue à la connaissance de la professionnalisation des pratiques militantes et, plus largement, à la sociologie de l’engagement.

Drivers and Dilemmas of the Professionalization of Trade Union Officials

This article provides insights into the dynamics of the professionalization of trade union officials. Using the example of the Fédération Chimie‑Énergie, which is affiliated with the Confédération française démocratique du travail (FCE‑CFDT), this qualitative research, based on interviews and archival documents, investigates the gradual nature of the professionalization of union officials, the role expectations that they face and the problematic nature of their professional reintegration at the end of their mandate. While the professionalization of trade unions is conceived of as an answer to the problems of internal coordination and of the legitimacy of trade union action, the article shows that it engenders new organizational dilemmas. All in all, the article contributes to the knowledge of the professionalization of social movements and, more broadly, to the sociology of collective action.

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1Dès les années 1980, de nombreux travaux ont analysé les transformations du syndicalisme en France, appréhendées avant tout en termes de « crise » (Mouriaux, 1998 ; Pernot, 2010), à travers le prisme de l’institutionnalisation des relations de représentation ainsi que de la transition d’un mouvement de militants vers une agence sociale composée de professionnels de la représentation, exerçant des activités syndicales à plein temps et détachés de leur activité professionnelle antérieure (Adam, 1983 ; Rosanvallon, 1988 ; Andolfatto & Labbé, 2000, 2006).

2Paradoxalement, les dynamiques et ressorts de ce processus de professionnalisation syndicale n’ont été que peu étudiés. Si les filières d’adhésion aux syndicats ont fait l’objet d’enquêtes empiriques (Duriez & Sawicki, 2003 ; Contamin & Delacroix, 2009), les modalités et les formes concrètes de la professionnalisation syndicale – le processus de sélection des permanents, leurs conditions de travail et les attentes de rôles auxquelles ils sont confrontés − restent moins étudiées, faisant au final apparaître l’institutionnalisation syndicale comme un processus relativement désincarné. Plusieurs travaux récents ont été consacrés aux transformations des relations de représentation syndicale au niveau des syndicalistes d’entreprise (Dufour & Hege, 2002 ; Piotet, 2009 ; Mischi, 2011). En revanche, l’action des permanents syndicaux employés dans les structures syndicales intermédiaires (fédérations professionnelles, unions départementales) ou confédérales a fait l’objet de moins de travaux (Ubbiali, 1997 ; Guillaume & Pochic, 2009).

3À l’instar de la professionnalisation politique (Offerlé, 1999 ; Demazière & Le Lidec, 2014), la professionnalisation syndicale correspond non seulement à la transformation d’activités syndicales exercées de façon occasionnelle en activités exercées à plein temps, mais soulève aussi la question de la définition des compétences et connaissances nécessaires à l’action syndicale ainsi que de la capacité des professionnels du syndicalisme à faire reconnaître leur légitimité. Ainsi, la professionnalisation syndicale, dans ses différentes dimensions, pose la question des relations représentants‑représentés et mandataires‑mandants, et renvoie plus largement à la question de la délégation politique (Bourdieu, 1984).

4Alors que les travaux s’inscrivant dans le paradigme de l’oligarchisation des organisations ont eu tendance à souligner l’instauration d’une coupure entre représentants et représentés, des enquêtes récentes ont mis en évidence l’intérêt d’étudier les relations quotidiennes qui s’établissent entre mandataires et mandants (Piotet, 2009 ; Mischi, 2011 ; Yon, 2012). Ces travaux montrent les multiples interactions entre salariés et syndiqués, d’une part, et représentants du personnel, d’autre part. Ces interactions, et les formes de contrôle social qu’elles impliquent, mettent en question les représentations dichotomiques en termes de coupure entre « base » et « sommet » des organisations ou entre « militants » et « bureaucrates ».

5De manière générale, le syndicalisme constitue un terreau fertile pour questionner la professionnalisation des pratiques militantes. En effet, l’action syndicale se caractérise par la co‑présence de militants disposant ou non de crédits d’heures pour des activités de représentation du personnel et de permanents syndicaux libérés à plein temps de leurs activités professionnelles. À l’instar de l’univers associatif où coexistent bénévoles invités à professionnaliser leurs pratiques et salariés invités à accepter, « au nom de l’engagement », un degré de bénévolat (Hély & Simonet, 2008, p. 18), les syndicats connaissent un brouillage des frontières entre « professionnels » et « non‑professionnels » qui remet en question l’idée d’une dichotomie entre activité professionnelle et activité bénévole. Les injonctions au professionnalisme (Boussard et al., 2010) et le recours à des outils gestionnaires (Thomas, 2013) transforment d’ailleurs les conditions d’exercice de l’activité syndicale tant des militants que des permanents syndicaux. En outre, à l’exemple des partis politiques (Bargel, 2011), la professionnalisation syndicale intervient fréquemment comme une condition du maintien ou de l’intensification d’un engagement qui tend à occuper de plus en plus de place dans la vie des militants. En bref, dans les syndicats, la professionnalisation apparaît comme un bon analyseur des transformations du militantisme (Sawicki & Siméant, 2009).

6Pour discuter les dynamiques de la professionnalisation syndicale, cet article se concentre sur les « permanents fédéraux » – les permanents employés dans les fédérations syndicales. L’article analyse les trajectoires et le recrutement des permanents fédéraux, les attentes de rôle auxquelles ils doivent se conformer et les relations qu’ils entretiennent avec les militants d’entreprise ainsi que le moment de la sortie de mandat. Devenir permanent fédéral implique l’acquisition de savoirs et de savoir‑faire spécifiques, mais présuppose également une rupture avec les pratiques antérieures de représentation du personnel, mises en œuvre le plus souvent en tant que délégué syndical. La socialisation professionnelle des permanents syndicaux employés dans les organisations syndicales reste largement méconnue, alors que de nombreux travaux ont été consacrés à la diffusion de la norme du professionnalisme dans le monde du travail qui, en conjonction avec les redéfinitions managériales de nombreuses activités professionnelles, implique une perte d’autonomie pour les salariés concernés (Boussard et al., 2010).

7Dans le cadre de la double structure des syndicats français, fondée à la fois sur le niveau professionnel (les fédérations) et le niveau interprofessionnel (les unions locales et départementales), les fédérations professionnelles négocient les conventions collectives de travail de secteur et de branche, souvent appelées par la suite à être étendues par arrêté du ministère du Travail à toutes les entreprises relevant du champ d’application de la convention (Dauxerre, 2015). La décentralisation de la négociation collective – du niveau national ou sectoriel vers l’entreprise − confronte les fédérations syndicales à la question de l’unification des pratiques de leurs équipes militantes dans les entreprises. Les possibilités de coordination verticale de la négociation collective sont toutefois limitées par l’autonomie des différents niveaux organisationnels des syndicats. Ceux‑ci peuvent en outre fréquemment se prévaloir de leur propre légitimité élective (Guillaume & Pochic, 2014).

8Cet article éclairera les dilemmes de la professionnalisation syndicale à l’exemple de la Fédération Chimie‑Énergie de la Confédération française démocratique du travail (FCE‑CFDT). Comptant 40 000 adhérents en 2015, la FCE est la septième fédération de la CFDT par la taille, sur quinze fédérations affiliées au total. La FCE est issue de la fusion en 1997 de la Fédération générale de l’électricité CFDT, principalement implantée chez Électricité de France (EDF) et Gaz de France (devenue entre‑temps Engie), et de la Fédération unifiée de la chimie CFDT. Ainsi, la FCE rassemble des groupes d’adhérents hétérogènes issus du secteur de l’énergie et des branches d’activité liées à l’industrie chimique, qui comptent à la fois de grandes concentrations industrielles, mais aussi de nombreuses petites et moyennes entreprises.

9L’intérêt d’étudier la FCE est aussi qu’il s’agit d’une des fédérations les plus avancées dans la professionnalisation des pratiques militantes à la CFDT. Cette dernière s’est longtemps distinguée sur le champ syndical français par la place qu’elle accorde à la réflexion sur la cohérence entre sa stratégie syndicale et ses structures organisationnelles, s’engageant dans des restructurations internes successives (Tixier, 1987). Dans la période récente, d’autres organisations syndicales en France, en particulier la Confédération générale du travail (CGT), ont également entrepris des réformes organisationnelles, notamment dans le but de renforcer la syndicalisation (Piotet, 2009).

  • 1 . L’enquête s’appuie sur trois types de matériaux : vingt‑deux entretiens semi‑structurés menés en  (...)

10Cet article s’appuie sur une enquête menée en 2006 et 20071, avant que les effets de la réforme de la représentativité syndicale de 2008 ne soient perceptibles. Des premiers travaux de recherche montrent cependant d’ores et déjà que cette réforme a renforcé les tendances à la professionnalisation des pratiques syndicales, notamment quand elle se conjugue avec des tendances à la centralisation des instances de représentation du personnel (Béroud et al., 2011).

11Dans cet article, nous mettrons en évidence, dans un premier temps, les modes d’accès à la carrière de permanent syndical, en particulier le passage du rôle de militant à celui de permanent. Nous analyserons ensuite les attentes de rôle auxquelles les permanents fédéraux sont confrontés entre les exigences du syndicalisme d’entreprise et de l’action syndicale au niveau fédéral. Enfin, nous étudierons les enjeux liés à la reconversion professionnelle des permanents en fin de mandat.

Les permanents fédéraux : une professionnalisation graduelle et passive

12Parmi les permanents de la FCE prédominent des trajectoires de professionnalisation caractérisées par l’enchaînement et l’accumulation de crédits d’heures et de mises à disposition liés au droit syndical, qui voient le militant syndical s’éloigner de plus en plus de sa profession d’origine pour devenir graduellement permanent à temps plein. Davantage que des démarches actives des permanents syndicaux, cette professionnalisation résulte des événements dans la vie des entreprises, des résultats des élections professionnelles et des sollicitations de l’organisation syndicale. Ce type de carrières a été qualifié, dans une étude sur les permanents syndicaux en Allemagne, de parcours de « professionnalisation passive » (Prott & Keller, 1997).

Devenir permanent fédéral

13Plutôt que de marquer une coupure, l’entrée dans la carrière de permanent syndical correspond fréquemment à un glissement du rôle de militant à celui de permanent. Afin de mieux saisir les mécanismes de sélection et les filtres éventuels dans l’accès à des postes à responsabilité dans les fédérations syndicales, nous allons considérer deux trajectoires emblématiques de permanents fédéraux de la FCE. L’analyse de ces deux trajectoires montre comment l’accès aux postes de permanents fédéraux se fait en actes, au croisement des caractéristiques individuelles des militants syndicaux et des attentes institutionnelles de l’organisation syndicale qui effectue un travail de sélection des permanents fédéraux.

14Dans les deux exemples de trajectoires considérées, l’entrée dans la carrière syndicale est précédée par des mandats de représentation du personnel dans les entreprises (Encadré 1). Avant de devenir permanents fédéraux, les militants ont ainsi été délégués du personnel, membres du comité d’entreprise ou encore délégués syndicaux centraux.

Encadré 1. Permanents syndicaux, diversité des statuts et des sources de financement

Dans l’univers syndical, le terme de « permanent » peut correspondre à une grande variété de fonctions et de modes de financement. En France, les représentants des salariés dans l’entreprise peuvent être élus directement ou indirectement par les salariés (délégués du personnel, membres du comité d’entreprise, membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail‑CHSCT) ou désignés pour négocier des accords d’entreprise par les organisations syndicales représentatives présentes dans l’entreprise (délégués syndicaux). Ces divers mandats donnent lieu à des crédits d’heures de délégation dans le secteur privé et à des décharges de service dans le secteur public dont l’ampleur est définie par la loi ou par des accords de droit syndical entre syndicats et directions d’entreprise, qui peuvent augmenter les crédits d’heures au‑delà des volumes d’heures légaux. En 2014, 8 % des accords d’entreprise abordaient le thème du droit syndical (ministère du Travail, 2015).

Dans le secteur privé, le crédit d’heures légal alloué à un délégué du personnel varie de dix à quinze heures par mois selon la taille de l’entreprise, et pour un membre du CHSCT, de dix‑sept à trente‑cinq heures par mois. Le crédit d’heures du délégué syndical varie de dix à vingt heures par mois, toujours selon la taille de l’entreprise. En cas de cumul des mandats, les crédits d’heures se cumulent également. Selon une enquête récurrente du ministère du Travail, près de 45 % des représentants du personnel cumulent trois mandats ou davantage (Breda, 2016).

15La première trajectoire considérée concerne un permanent de la FCE, Cédric Simon (pseudonyme), âgé d’une cinquantaine d’années au moment de l’entretien. Doté d’un diplôme universitaire de technologie en chimie, C. Simon se syndique un an après avoir accédé à son premier emploi stable dans une entreprise de la chimie, cumule différents mandats de représentation du personnel dans l’entreprise et intensifie son engagement lors d’une restructuration dans son entreprise :

J’ai commencé à travailler en 1977. J’ai alors connu deux ans d’intérim et de chômage, pour trouver un emploi stable en 1979 chez Gamma [anonymisé, groupe chimique et pharmaceutique]. Je m’y suis syndiqué en 1980 au moment de Solidarnos´ c´ et je suis devenu délégué du personnel et membre du comité d’entreprise. Ce qui m’avait déplu en 1980, c’était que dans mon collège des techniciens, agents de maîtrise et cadres, il y avait uniquement la CGC [Confédération générale des cadres], avec une candidate qui était notre chef directe, alors que la CFDT était majoritaire sur le site chez les ouvriers‑employés. J’ai alors créé la CFDT avec un collègue. Ensuite, il y a eu deux événements majeurs. D’abord, vers 1984, le leader CFDT sur mon site est passé à la CGT. À ce moment, en restant à la CFDT, j’ai appris à connaître les structures de la CFDT. Ensuite, en 1986, il y a eu une restructuration de la société, avec un passage à une nouvelle société, une réorganisation, une vente de sites et aussi des fermetures de sites. J’étais le secrétaire du comité central d’entreprise à l’époque et là j’ai découvert tout ce qu’il y a à négocier (entretien, ancien technicien, permanent détaché d’une entreprise chimique et pharmaceutique, membre de l’exécutif fédéral de la FCE).

En cumulant les mandats, les représentants du personnel peuvent être amenés à se consacrer de façon prédominante à des activités syndicales, jusqu’à leur consacrer l’intégralité de leur temps de travail dans le cas de grandes entreprises. Les permanents employés par les fédérations et confédérations sont, pour beaucoup d’entre eux, mis à disposition par leur employeur en fonction des résultats de leur syndicat aux élections professionnelles, et les employeurs continuent fréquemment à prendre en charge leur salaire. Un nombre restreint d’entre eux sont aussi directement salariés par l’organisation syndicale qui les emploie. On ne dispose pas de données ou d’estimations fiables sur le nombre de permanents qui travaillent principalement dans les structures des organisations syndicales (fédérations, unions départementales, confédérations).

16Cédric Simon devient ensuite permanent fédéral, à travers un détachement financé par son entreprise, et membre de l’exécutif de la FCE. À l’image d’autres permanents, l’éloignement graduel par rapport à la profession d’origine l’amène à franchir le pas pour devenir permanent fédéral, après avoir été tiraillé entre son activité professionnelle et son activité syndicale :

Le passage au statut de permanent s’est fait progressivement. Le moment le plus important était en 1987 quand il a fallu négocier le statut, la restructuration et la composition du comité central d’entreprise. À ce moment‑là, et sans être un permanent officiel, le pli s’est pris avec tout ce qu’il y avait à faire et les réunions qu’il y avait à suivre. En 1993, quand je suis devenu coordinateur groupe pour la CFDT, là, le statut de permanent est devenu, disons, officiel. Entre 1987 et 1992, pendant ces cinq années‑là, je faisais très peu d’activité professionnelle, c’était vraiment le minimum vital pour maintenir la possibilité d’une éventuelle réintégration au laboratoire auquel j’appartenais. Et ensuite, comme j’ai fait partie d’un site qui a été vendu et que j’ai été muté en 1993, et que je suis devenu en même temps coordinateur groupe, après, ça a été 100 % d’activité syndicale, parce que je savais que je n’allais pas être réintégré sur mon poste de technicien de laboratoire (entretien, ancien technicien, permanent détaché d’une entreprise chimique et pharmaceutique, membre de l’exécutif fédéral de la FCE).

17La deuxième trajectoire est celle d’Alexandre Garaud (pseudonyme), qui est également permanent de la FCE. Âgé de 55 ans au moment de l’entretien, biochimiste de formation, A. Garaud a travaillé comme technicien et ensuite comme cadre dans un laboratoire d’une grande entreprise pharmaceutique. Sa trajectoire est également emblématique du passage progressif au statut de permanent à temps plein, au gré des événements au niveau de l’entreprise et des sollicitations externes, avec, dans son cas, une direction d’entreprise qui fait preuve de « compréhension » :

J’avais milité d’abord pendant plusieurs années sur un site de l’entreprise à Romainville, ensuite à Vitry. Depuis 2003, j’étais le délégué syndical central de Bêta [anonymisé, entreprise pharmaceutique]. Je disposais d’un détachement partiel dans le cadre d’un accord de droit syndical avec l’entreprise. En plus, compte tenu de la réorganisation et de la fusion de l’entreprise, le temps ne m’était pas mégoté, je pouvais prendre le temps dont j’avais besoin. En gros, 50 % de mon temps de travail était réservé pour le travail syndical, mais cela s’appréciait sur la longueur de l’année et ce n’était pas un compte d’apothicaire. Il y avait une compréhension de la direction de la nécessité de donner du temps aux militants syndicaux pour qu’ils puissent assumer leur mission (entretien, ancien cadre, permanent détaché d’une entreprise pharmaceutique, délégué fédéral en charge du suivi de la branche pharmaceutique).

18Après avoir exercé différentes fonctions de représentation du personnel dans l’entreprise, A. Garaud devient permanent à la FCE, détaché par son entreprise dans le cadre d’un accord de droit syndical. Sa trajectoire illustre que l’accès au statut de permanent à plein temps peut aussi constituer une échappatoire à une situation vécue comme inconfortable car obligeant à concilier activité professionnelle à mi‑temps et activité syndicale à mi‑temps :

J’ai accepté de prendre le mandat ici à la fédération après réflexion : je n’étais pas convaincu que la situation de permanent syndical, d’une activité à temps plein au niveau du syndicat, est forcément une bonne chose pour le militant syndical qui s’éloigne ainsi de l’activité professionnelle. Mais avec le recul, je peux aussi dire qu’une activité à 50 % au syndicat et à 50 % au travail n’est pas idéale. Et il est aussi important pour l’organisation syndicale de disposer de gens disponibles à temps plein vu la lourdeur des dossiers. En même temps, je ne me suis pas inscrit dans la carrière syndicale comme certains peuvent le faire. J’ai 55 ans et la probabilité est faible que je retourne en entreprise. Je n’ai donc pas de problème de reconversion et de retour dans l’entreprise. Je reste cependant salarié par l’entreprise et il est prévu que je puisse retourner dans l’entreprise à mon initiative ou à l’initiative de la fédé en cas de conflit (entretien, ancien cadre, permanent détaché d’une entreprise pharmaceutique, délégué fédéral en charge du suivi de la branche pharmaceutique).

19Les trajectoires de ces deux permanents fédéraux, qui sont de ce point de vue représentatif des autres permanents interrogés, montrent que le passage au statut de permanent syndical résulte généralement d’un éloignement progressif de l’activité professionnelle initiale, ainsi que de la transition d’une activité syndicale menée principalement dans le cadre de l’entreprise à une activité syndicale exercée au sein de la fédération. Au cours des entretiens menés, des permanents ont évoqué un « parcours typique » ou un « parcours entre guillemets “traditionnel” », pour décrire des trajectoires qui voient une succession de mandats de représentation du personnel dans l’entreprise avant l’accès à la fonction de permanent fédéral. Au moment des entretiens, sur les vingt‑trois permanents de la FCE en charge des branches professionnelles et des activités transversales de la fédération, seulement deux permanents n’avaient aucune expérience antérieure de la représentation du personnel dans l’entreprise. Le premier cas concerne un membre de l’exécutif qui affirme avoir « un profil très particulier et rare » (entretien) : elle a en effet commencé à travailler à la FCE comme secrétaire administrative, ce qui lui a donné l’occasion de se familiariser avec l’organisation interne de la fédération, avant de devenir déléguée fédérale en charge des questions d’organisation interne, et d’être élue, dans un deuxième temps, à l’exécutif fédéral. Le deuxième cas s’apparente à un recrutement sur compétences. Il concerne une déléguée fédérale qui avait travaillé auparavant pour la structure de conseil aux comités d’entreprise de la FCE, Idéforce, où elle avait été recrutée à l’issue d’un stage mené dans le cadre d’une formation au DESS d’économie d’entreprise.

20L’accès au statut de permanent fédéral résulte ainsi, dans la grande majorité des cas, de la transition entre des activités syndicales d’abord exercées à temps partiel dans l’entreprise vers des activités exercées à plein temps pour le compte de la fédération, en fonction des mandats de représentation dans l’entreprise et des sollicitations des instances fédérales. L’éloignement par rapport aux activités de travail initiales se fait de manière progressive et n’intervient pas de façon abrupte au moment de la nomination au poste de permanent fédéral. Par ailleurs, des événements comme des restructurations d’entreprise ou des crises internes dans des sections syndicales d’entreprise, avec d’éventuels départs de militants, peuvent offrir des possibilités de promotion rapide à de nouveaux militants (Gayral & Guillaume, 2011).

« Faire bloc » : recrutement des permanents et loyauté politique

21Les militants sollicités pour devenir permanents fédéraux sont ceux dont les dirigeants fédéraux jugent qu’ils sont les plus aptes à tenir le rôle. Au cours du processus de repérage et de sélection des futurs permanents fédéraux, la perception par les responsables fédéraux de leur engagement militant antérieur et de leur loyauté politique vis‑à‑vis des orientations de la CFDT, éprouvée lors des crises internes et des départs collectifs que la CFDT a connu entre 1995 et 2003, jouent un rôle primordial.

22La connaissance personnelle des futurs permanents est particulièrement valorisée par les dirigeants de la FCE. Le secrétaire général de la FCE, lui‑même un ancien militant syndical à EDF, insiste ainsi sur l’importance d’une connaissance préalable des militants sollicités pour devenir permanents. Embauché à EDF avec un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) d’électricien en bâtiment, il a été amené à occuper, dans le cadre de ses activités syndicales, le poste de secrétaire général d’une des caisses mutuelles complémentaires et d’action sociale des industries électriques et gazières, position qui implique la gestion de salariés et a pu contribuer à l’acquisition de dispositions et de compétences gestionnaires (conduite d’entretiens annuels, établissement de fiches de poste). Lorsqu’il décrit le processus de sélection des « délégués fédéraux », qui doivent prendre en charge l’animation d’une branche professionnelle ou d’une thématique transversale au sein de la fédération, le secrétaire général de la FCE souligne aussi la nécessité pour eux d’être capables de développer une vision des activités syndicales qui dépasse le seul cadre de l’entreprise :

Pour devenir permanent, il faut que le militant dispose d’une vision a minima de son secteur, et pas seulement de son entreprise. Les compétences dont ils ont besoin sont l’écriture, l’écoute, la capacité de synthèse et de négociation, mais cela peut s’apprendre. On regarde aussi les mandats que la personne a eus et la relation qu’il a entretenue avec la fédération. On teste aussi les gens dans des groupes de travail. On ne va pas prendre quelqu’un qu’on ne connaît pas. On prend en considération le relationnel et le politique, et on considère comment les gens sont vus et ce qu’ils ont fait. Il y a aussi la question de la disponibilité et de la remplaçabilité des militants. On ne déshabille pas une structure pour faire venir quelqu’un à la fédération. Je fais un entretien annuel de tous les responsables nationaux, des membres du comité directeur fédéral, pour savoir où ils en sont et quels projets ils voient pour l’avenir. Sur la base de ces entretiens, je fais des fiches (entretien, ancien ouvrier, permanent détaché d’EDF, secrétaire général de la FCE).

23L’ancienneté de l’adhésion, dont le Bureau de recherches, d’analyses et d’études confédérales de la CFDT avait déjà considéré en 1985 qu’elle était une « variable clé pour expliquer l’accès aux responsabilités » (Bureau de recherches, d’analyses et d’études confédérales, 1985, p. 37), continue ainsi d’être un indicateur important de la loyauté politique et du degré d’adhésion des militants à l’orientation de la CFDT.

24La loyauté politique est devenue d’autant plus importante dans le contexte de la succession de crises internes et de départs de militants que la CFDT a connu entre 1995 et 2003. Interrogé sur l’éventuelle présence de différentes « sensibilités » au sein des instances de direction de la fédération, le secrétaire général de la FCE insiste sur la nécessité que les futurs permanents soient « entre les clous » :

La critique ne me dérange pas, mais si quelqu’un ne reconnaît pas le comité directeur fédéral et si dans la pratique il n’est pas entre les clous, alors je ne le prendrai pas. L’exécutif, y compris l’étage ici [le siège de la FCE], est homogène et il n’y a pas de problème de sensibilité politique dans l’appareil. Il n’y a pas de souci à ce niveau et ça se passe bien. On sait faire bloc et on l’a montré en 2003 [au moment du conflit sur les retraites] (entretien, ancien ouvrier, permanent détaché d’EDF, secrétaire général de la FCE).

25En comparaison avec les trajectoires‑types de « professionnalisation passive » décrites à l’exemple de l’Allemagne (Prott & Keller, 1997), la loyauté politique à l’égard de la direction fédérale joue un rôle plus important dans la CFDT, mais sans doute aussi dans d’autres syndicats en France, dans un contexte de pluralisme syndical caractérisé par de nombreux conflits intra‑ et intersyndicaux sur la définition de l’action syndicale légitime.

26Par ailleurs, au moment de choisir les futurs permanents fédéraux, les dirigeants de la FCE tiennent compte de la possibilité de faire financer la mise à disposition des permanents par leurs employeurs, à travers des accords de droit syndical. Parmi quinze permanents de la FCE que nous avons interrogés, onze bénéficiaient de détachements ou de mises à disposition et quatre étaient directement salariés par la fédération, soit parce qu’ils avaient été recrutés « sur compétences », soit parce que la fédération n’avait pas réussi à négocier un détachement. La responsable à l’organisation interne de la FCE souligne la dépendance des détachements financés par des entreprises et affirme qu’elle entraîne une surreprésentation des militants des grandes entreprises parmi les permanents fédéraux :

On essaie d’avoir des détachements quand on le peut, bien que le problème est alors qu’on en arrive à n’avoir que des permanents issus des grands groupes et de ne pas avoir la réalité des PME [Petites et moyennes entreprises] et des TPE [Très petites entreprises]. On va chercher parmi les délégués syndicaux centraux et sur les sites. Après, c’est celui qui voudra dire oui (entretien, ancienne secrétaire administrative à la FCE, permanente salariée par la FCE, membre de l’exécutif fédéral en charge de l’organisation interne de la FCE).

27Les conditions matérielles dans lesquelles s’exerce la professionnalisation syndicale obligent ainsi à composer principalement avec l’offre de détachements disponibles. Cela fait obstacle à la mise en œuvre d’une politique de recrutement des permanents qui serait davantage en phase avec la volonté de développer la présence syndicale dans les petites et moyennes entreprises de la chimie, entreprises dans lesquelles le taux de syndicalisation est généralement très faible.

28En contradiction avec certains discours militants ou savants qui présentent les permanents fédéraux comme des bureaucrates ou des « professionnels de la représentation » coupés des réalités du « terrain » (Andolfatto & Labbé, 2006, p. 295), les trajectoires des permanents fédéraux de la FCE montrent que l’accès à la carrière de permanent fédéral intervient le plus souvent au terme d’un processus graduel d’éloignement par rapport à la profession d’origine et d’une accumulation de mandats de représentation syndicale à l’intérieur et en dehors de l’entreprise, plus que comme résultat d’une démarche active et ciblée des permanents concernés.

29L’engagement militant antérieur, la loyauté politique éprouvée sur une certaine durée – et notamment lors des conflits internes qui jalonnent l’histoire récente de la CFDT – et la socialisation à l’appareil fédéral jouent un rôle primordial dans le recrutement de militants syndicaux à des postes de permanents et ultérieurement à des postes dirigeants au sein de la fédération. L’importance attribuée aux ressources militantes dans le processus de sélection des permanents fédéraux témoigne de la prédominance de logiques politiques de recrutement, en dépit de la valorisation de la négociation et de l’expertise dans le cadre du tournant réformiste de la CFDT (Defaud, 2009).

Exercer le rôle de permanent fédéral : « maîtriser sa boutique »

30Qu’est‑ce qu’un un bon permanent fédéral ? Les dirigeants et les permanents fédéraux en place de la FCE insistent sur la nécessité pour les permanents de la fédération d’assumer un rôle d’« arbitre » et d’« animateur » de la négociation collective, en agissant en tant que médiateurs entre l’action syndicale dans les entreprises et l’action fédérale au niveau des branches professionnelles. Les permanents fédéraux sont, en particulier, censés limiter la différenciation de la négociation collective qui résulte de la décentralisation croissante de la régulation des conditions de travail. Cette décentralisation voit en effet le niveau de la négociation collective se déplacer du secteur ou de la branche d’activité vers l’entreprise ou l’établissement (Tallard & Vincent, 2014). Les tentatives d’encadrement de l’action syndicale dans les entreprises se heurtent cependant à l’autonomisation des équipes militantes au sein des entreprises.

Les permanents fédéraux comme « arbitres » et « animateurs »

31Alors que l’engagement militant antérieur joue un rôle crucial lors du recrutement des permanents fédéraux, la FCE tente, une fois les permanents en poste, d’imposer l’idée d’une nécessaire prise de distance avec les enjeux de la négociation collective d’entreprise et avec les intérêts portés par les militants d’entreprise. Le rôle des permanents fédéraux serait d’œuvrer à la cohérence de la négociation collective et d’« arbitrer » les conflits d’intérêts qui peuvent survenir entre des représentants syndicaux de différentes entreprises lors de la négociation d’accords collectifs ou de l’adoption de prises de position par la fédération. Afin d’instaurer une distance par rapport aux enjeux de la négociation d’entreprise, la FCE préconise une mobilité des permanents fédéraux entre les branches d’activité faisant partie de la fédération (Encadré 2). Cette mobilité vise à éviter que les permanents ne se trouvent en charge de branches dont ils sont eux‑mêmes issus.

Encadré 2. L’organisation interne de la FCE

La FCE, comme toutes les fédérations affiliées à la CFDT, connaît deux types de structures : des structures professionnelles qui organisent les adhérents suivant leur branche d’activité et des structures territoriales qui les organisent selon le lieu d’implantation de leur entreprise. Correspondant en général à une ou plusieurs conventions collectives, les huit structures de branches regroupent les adhérents des différentes industries dans lesquelles la FCE est présente (caoutchouc, chimie, industries électriques et gazières, pharmacie, pétrole, plasturgie, verre, papier‑carton). En outre, des liaisons d’entreprises coordonnent la négociation dans un certain nombre de grandes entreprises (par exemple : GrDF, Michelin, Saint‑Gobain). Les syndicats territoriaux sont au nombre de vingt‑sept et regroupent les adhérents des sections syndicales d’entreprise de leur région.

La principale instance de direction est le comité directeur fédéral, composé de représentants des syndicats territoriaux. Le comité directeur fédéral désigne le secrétaire général de la fédération et les membres de l’exécutif fédéral qui effectuent la direction journalière. Sous la responsabilité politique des membres de l’exécutif fédéral, les délégués fédéraux sont en charge de la coordination des branches, des liaisons d’entreprises et/ou suivent des thématiques transversales telles que la protection sociale, la communication ou la formation syndicale.

32Les délégués fédéraux en charge des branches d’activité ont pour mission de coordonner la négociation collective de branche et d’entreprise, de participer aux instances paritaires de branche et d’animer les instances fédérales au niveau des branches d’activité. Les principaux interlocuteurs des délégués fédéraux sont les représentants du personnel dans les entreprises, et en premier lieu les 330 délégués syndicaux centraux que compte la FCE. L’attitude des responsables de la FCE à l’égard des militants d’entreprise est fondamentalement ambivalente. D’un côté, les militants d’entreprise sont porteurs d’une expérience pratique de l’action collective et d’une connaissance des situations des entreprises, que la CFDT revendique par ailleurs au nom du pragmatisme et de la bonne gestion. D’un autre côté, ces militants, et en particulier les délégués syndicaux centraux, sont suspectés d’être engagés dans des logiques de « corporatisme d’entreprise » ou de « corporatisme catégoriel », au lieu de privilégier l’« intérêt général » et la création de « nouvelles solidarités », références centrales dans le discours de la CFDT depuis son « recentrage » des années 1980 (Groux & Mouriaux, 1989 ; Defaud, 2009).

33Selon les responsables fédéraux, le rôle de délégué fédéral serait le mieux tenu par une personne extérieure aux enjeux et discussions de la branche d’activité concernée. La mobilité et la transférabilité des permanents fédéraux entre les différentes branches d’activité représentées dans la FCE doit favoriser l’adoption d’un « point de vue fédéral », dépassant les intérêts vus comme catégoriels. Cette mobilité grâce à laquelle, par exemple, un permanent issu de la branche du pétrole peut prendre en charge la branche du caoutchouc, vise à instaurer une distance entre les permanents et les débats d’une branche donnée.

34Les propos de membres de la direction fédérale et de permanents fédéraux de la FCE sur la pratique de la mobilité interbranches des permanents reflètent une conception « a‑représentative » du rôle du permanent fédéral lui attribuant une fonction de médiateur et d’arbitre entre les intérêts des différents groupes d’adhérents présents au sein de la fédération :

Pour une part, un secrétaire fédéral est fédéral, il n’est pas le porte‑parole d’un secteur ou d’une entreprise. Deuxio, pour vraiment devenir secrétaire fédéral, il faut en prendre la dimension multi‑sectorielle, et le passage d’un secteur à un autre permet d’acquérir cette dimension‑là (entretien, ancien ouvrier, ancien secrétaire général de la FCE, responsable du développement durable dans un groupe chimique).

Lorsqu’on anime des collectifs de branche, chacun de nos responsables vient de sa propre entreprise, donc chacun a sa vision de l’entreprise, si quelqu’un venait du secteur concerné, il aurait sa vision ancienne du secteur concerné. Et donc la synthèse de la réflexion est plus difficile à faire lorsqu’on est déjà conditionné. Pour moi, il est plus facile de faire une synthèse dans le pétrole. Je n’ai pas d’affinités avec Total, Shell, Esso ou Elf. Par contre, je vois bien ce qu’il faut que la CFDT fasse dans le pétrole. Cela me permet d’affirmer une ligne politique bien plus claire que si je venais d’une de ces quatre boîtes et que l’on pourrait toujours me soupçonner de privilégier une des boîtes (entretien, ancien employé, permanent détaché d’EDF, membre de l’exécutif fédéral de la FCE).

Si le délégué fédéral arrive d’une entreprise et qu’il y a encore des copains, c’est plus compliqué pour l’animation et pour avoir une autorité. C’est plus compliqué pour lui, si les autres lui disent : « à l’époque quand tu étais dans l’entreprise, c’était comme ça, alors qu’est‑ce que tu racontes maintenant ? » (entretien, ancien cadre, permanent détaché d’EDF, délégué fédéral en charge du suivi de la branche plasturgie à la FCE).

35Ces extraits d’entretiens montrent que la légitimité politique des responsables fédéraux est construite comme capacité à faire la « synthèse » entre différentes revendications et niveaux de négociation, en s’éloignant si nécessaire, au nom d’une vision globale et d’une cohérence politique d’ensemble, des demandes et revendications des militants d’entreprise, soupçonnés d’être pris dans des logiques de « corporatisme d’entreprise ». Par‑delà les déclarations de principe, la mobilité des permanents est aussi une manière de faire usage dans d’autres secteurs des permanents mis à disposition par EDF et Gaz de France, dans le cadre du droit syndical avantageux par rapport au droit commun de ces deux entreprises (Chappe et al., 2015). Cette politique de transfert des ressources a d’ailleurs provoqué de violents conflits dans la période qui a suivi la fusion en 1999‑2000 lorsque de nombreux militants d’EDF et de Gaz de France ont vu dans cette politique une « confiscation » des ressources issues de leur secteur (Thomas, 2014). En outre, dans certains cas, comme dans celui de la branche de la pharmacie au moment de l’enquête, la mobilité des permanents n’a pas été mise en œuvre parce que le permanent concerné a refusé de prendre en charge une branche qu’il ne connaissait pas directement.

36La conception du rôle de délégué fédéral comme « arbitre » et « animateur » implique une mise à distance des sections syndicales d’entreprise et des représentants de la fédération dans les entreprises que sont les délégués syndicaux. Ainsi, à l’instar des processus de redéfinition de la compétence politique légitime (Katz & Mair, 1995), la légitimité des permanents fédéraux est définie par leur capacité à transcender les intérêts particuliers. Les permanents fédéraux ne doivent pas d’abord représenter les intérêts de groupes de membres définis, mais être capables de faire prévaloir le point de vue général sur les intérêts particuliers.

« Des électrons libres » : les limites du contrôle de l’action syndicale dans les entreprises

  • 2 . Responsables de la négociation d’accords d’entreprise, les délégués syndicaux peuvent être nommés (...)

37La conception du rôle des permanents fédéraux comme « arbitres » et « animateurs » de la négociation collective s’inscrit dans une visée plus large de contrôle de l’action syndicale d’entreprise et de professionnalisation des pratiques syndicales. Le contrôle du militantisme d’entreprise vise en priorité les délégués syndicaux et les délégués syndicaux centraux présents dans les entreprises comptant plusieurs établissements2. Avec la décentralisation de la négociation collective et la multiplication des négociations d’entreprise, ce sont eux qui constituent les principaux interlocuteurs des permanents fédéraux. Les tentatives d’encadrer l’activité syndicale au niveau des entreprises butent cependant sur l’autonomie des militants d’entreprise et sur l’atonie des relations entre les différents niveaux organisationnels de la fédération.

38La tension entre l’objectif d’encadrer l’action syndicale dans les entreprises et les possibilités d’action réelles des permanents syndicaux est manifeste dans le discours des responsables fédéraux. Ainsi, un ancien dirigeant de la FCE, permanent confédéral au moment de l’entretien, insiste sur le fait que les permanents fédéraux doivent occuper une position d’autorité vis‑à‑vis des militants d’entreprise afin d’éviter que « c’est les militants qui nous font avaler ce qu’ils veulent » (entretien) :

Quand l’exécutif [de la FCE] dira à un moment donné sur tel accord concernant une convention collective nationale : « c’est ça la position », qu’est‑ce qui fait que vous allez pouvoir convaincre les militants de la branche, du comité national de branche, que vous avez raison ? Ce n’est pas votre discours théorique qui permet de convaincre, c’est le fait qu’au quotidien, quand il y a une merde, c’est vous qu’ils ont au téléphone, et que c’est vous qui résolvez le problème. Qu’il y a une confiance. […] Quand vous négociez sur la RTT [réduction du temps de travail] ou des plans sociaux, et si vous faites des choses trop décalées entre des boîtes appartenant à des conventions collectives nationales différentes, ça vous revient vite dans la figure, car les militants entre eux ils se causent. Pourquoi est‑ce que là c’est possible et pas chez nous ? (entretien, ancien employé, permanent détaché d’EDF, ancien permanent de la FCE, permanent confédéral).

39Dans la pratique, l’idée que les militants d’entreprise échangent leur confiance contre l’expertise des permanents fédéraux se heurte cependant aux conditions d’exercice de l’action syndicale ainsi qu’aux difficultés de la coordination des différents niveaux de la négociation collective. En effet, les permanents fédéraux dépendent, pour une large part, des délégués syndicaux pour obtenir des informations sur les relations sociales dans les entreprises et y exercer une influence. Un délégué fédéral décrit ainsi l’exercice de sa fonction avant tout en termes d’ajustements réciproques et de compromis :

Le comité directeur fédéral nous élit comme délégué fédéral. Les militants, il faut qu’ils acceptent. Après, on arrive, il faut expliquer, il faut essayer de ne pas arriver en roulant des mécaniques, d’écouter, il faut être modeste. Parce qu’en face de nous, il y a des militants qui sont en réunion paritaire de branche depuis cinq ou dix ans. Ils connaissent donc les interlocuteurs patronaux et ils négocient depuis longtemps dans l’entreprise. Après, la solution, c’est de les écouter. Et petit à petit, on arrive à maîtriser, ça prend un an ou deux. Et puis, il faut accepter l’idée qu’on n’est pas omniscient et qu’on n’a pas réponse à tout (entretien, ancien cadre, permanent détaché d’EDF, délégué fédéral en charge du suivi de la branche plasturgie à la FCE).

40Un ancien permanent de la fédération de la chimie et de la confédération CFDT qui s’est reconverti comme sociologue des organisations à l’issue de ses mandats syndicaux et qui a réalisé pour le compte de la fédération à la fin des années 1990 un rapport sur le fonctionnement interne de la FCE, qui connaissait à ce moment une violente crise interne, relativise le pouvoir de décision de la direction fédérale :

Il est très difficile pour une équipe au niveau national de maîtriser sa boutique. Il peut y avoir des statuts et des fonctionnements qui peuvent être très précis, mais qui ne sont pas appliqués. Il y a un côté informel qui permet de négocier au coup par coup et de faire face aux conflits. […] Souvent, c’est des problèmes d’entreprises qui emmènent les sections syndicales d’entreprise sur des terrains que les fédérations ne veulent pas suivre (entretien, ancien permanent syndical, consultant, diplômé d’un DEA en sociologie).

  • 3 . Compte‑rendu d’observation d’une réunion du comité national de branche de l’industrie du caoutcho (...)

41Lors de deux observations de terrain que nous avons menées à la FCE, tant des responsables fédéraux que des militants ont évoqué la distance entre les différents niveaux organisationnels de la fédération. La première observation a été menée à l’occasion d’une réunion du comité national de branche de l’industrie du caoutchouc, qui est censé coordonner l’action professionnelle et sectorielle de la FCE dans cette branche qui compte deux grands types d’activités : le pneumatique et le « caoutchouc industriel » (demi‑produits et produits finis). Les militants présents lors de cette réunion, consacrée à la discussion des possibilités d’améliorer la communication interne au sein de la branche, sont des délégués syndicaux centraux, tous masculins, travaillant dans différentes entreprises du caoutchouc et montés à Paris au siège de la FCE pour la réunion. Les délégués sont nombreux à évoquer l’absence de relations ou la faiblesse des relations entre les différents niveaux organisationnels de la fédération. Des accusations croisées de non‑collaboration sont formulées à plusieurs reprises au cours de la discussion. L’animateur d’une structure régionale de la branche du caoutchouc, délégué syndical central chez un fabricant de pneumatiques, se plaint ainsi que la fédération manque de réactivité : « on envoie les infos à la fédé, mais on n’a pas de retours. » Alors que le permanent fédéral qui préside la réunion affirme : « Dans Syndicalisme Hebdo [publication de la FCE destinée aux militants] on a beaucoup d’infos sur Hutchinson [fabricant de produits en caoutchouc], mais pas sur beaucoup d’autres entreprises, parce que l’info ne remonte pas. On ne peut écrire que sur ce qu’on nous donne. » Un animateur d’une structure régionale de branche critique les relations utilitaristes que certaines sections syndicales d’entreprise entretiendraient avec la fédération : « nous, on a des boîtes qui ne nous appellent que quand il y a le feu. » Ce à quoi un autre militant réplique : « moi, je ne leur réponds même pas3. » En outre, les réunions du comité national de branche et de ses déclinaisons régionales, les comités territoriaux de branche, connaissent un absentéisme important au moment de l’enquête de terrain.

42La distance entre les différents niveaux organisationnels au sein de la fédération a également été apparente lors d’une session de formation pour les délégués syndicaux centraux nouvellement nommés par la FCE qui s’est tenue au siège de la fédération. En clôture de cette formation, le secrétaire général de la fédération est intervenu. Il a été introduit par le responsable de la formation syndicale en ces termes : « le secrétaire général est là pour vous dire ce que la fédé attend de vous. » Dans son intervention, le secrétaire général de la FCE a en particulier incité les délégués syndicaux à s’engager dans les syndicats territoriaux de la fédération :

  • 4 . Compte‑rendu d’observation d’une formation destinée aux délégués syndicaux centraux nouvellement (...)

Il y a beaucoup de méconnaissance sur le fonctionnement de la fédération. Beaucoup de délégués syndicaux centraux ne connaissent pas leur syndicat [territorial]. En cas de restructuration, ils se dépatouillent de section [syndicale d’entreprise] en section [syndicale d’entreprise] et la perception qu’ont les syndicats et le comité directeur fédéral des délégués syndicaux centraux c’est que c’est des électrons libres. Les syndicats ont parfois l’impression qu’il y a plein de ressources dans les entreprises et que les délégués syndicaux centraux ne veulent pas filer un coup de main dans les structures horizontales, sur le territoire. Il faut donner un coup de main dans les territoires en cas de besoin4.

  • 5 . Idem.

43Après cette introduction par le secrétaire général de la FCE, la parole est donnée aux délégués syndicaux centraux nouvellement nommés. Lors de leurs interventions, plusieurs délégués syndicaux manifestent une faible familiarité avec la fédération et avouent mal connaître les structures internes de la FCE. Ainsi, un délégué syndical central, nommé depuis deux mois au moment de la formation observée, affirme en réponse aux injonctions du secrétaire général de la FCE à participer aux activités de la fédération et à ne pas se cantonner à l’action syndicale dans l’entreprise : « moi, ce matin, j’ai découvert les permanents fédéraux et le comité directeur fédéral. […] on a du mal à comprendre comment cela fonctionne : la fédé, la confédé... » Un autre délégué enchaîne : « une chose qui vous paraît peut‑être évidente, c’est l’orientation [de la FCE], parce que vous êtes tout le temps dedans5. »

44Dans leur activité quotidienne, les permanents fédéraux en charge de la coordination de la négociation collective se trouvent ainsi pris dans la tension entre l’autonomie des militants d’entreprise et les injonctions à faire prévaloir les « orientations fédérales » en matière de négociation collective. Ces résultats d’enquête confirment le caractère problématique de l’articulation entre activité syndicale d’entreprise, de branche et interprofessionnelle, que des travaux récents ont également mis au jour dans des organisations syndicales aussi diverses que la Confédération française de l’encadrement‑Confédération générale des cadres (CFE‑CGC), qui se caractérise par la prédominance d’un syndicalisme centré sur l’entreprise, et l’union syndicale Solidaires où ces difficultés trouvent leur source dans la volonté d’autonomie des différentes composantes de l’union syndicale (Béthoux et al., 2011 ; Béroud & Denis, 2012).

« Revaloriser l’image du militantisme » : la reconversion professionnelle comme révélateur des conceptions du rôle des permanents fédéraux

45La question de la réintégration des permanents en fin de mandat dans leur entreprise d’origine ou de leur reconversion professionnelle occupe une place importante dans le syndicalisme français. Les carrières des permanents syndicaux sont en effet relativement imprévisibles à cause du caractère aléatoire, dans un contexte de pluralisme syndical, des élections de représentativité dans les entreprises dont le résultat détermine le nombre de mises à disposition de permanents auxquelles les syndicats peuvent prétendre. La préoccupation pour la réintégration des permanents syndicaux a encore été renforcée par la loi du 20 août 2008 sur la représentativité des organisations syndicales, dont l’un des effets anticipés était des pertes de mandats pour des délégués syndicaux, suite à la perte de la représentativité dans l’entreprise du syndicat qui les avait nommés. La réflexion que la FCE a engagée sur la reconversion des permanents à la fin de la période de mise à disposition montre comment les responsables fédéraux conçoivent le rôle des permanents syndicaux et quelles attentes ils essaient de générer en qui concerne leur reconversion.

« Les Jésus‑Christ, on n’en veut plus » : reconversion et identification à la figure du cadre d’entreprise

46Si la préoccupation pour la reconversion des permanents syndicaux a été relancée par la loi du 20 août 2008 sur la représentativité syndicale, la réflexion sur le sujet est ancienne à la CFDT. Cette réflexion s’inscrit dans un contexte marqué par le caractère de plus en plus technique de la négociation d’entreprise, avec la multiplication des sujets de négociation obligatoires – salaires, emploi, conditions de travail, égalité professionnelle –, mais aussi par le tarissement dans les entreprises des possibilités de promotion interne pour les ouvriers, avec la diminution des postes d’ouvriers qualifiés et le développement de la précarité au travail (Beaud & Pialoux, 1999). S’y ajoute la question du refus de la discrimination syndicale, qui s’est affirmé au cours des années 1990 et 2000, avec une série de procès en justice pour discrimination syndicale et l’adoption de la loi du 16 novembre 2001 qui a renversé la charge de la preuve en matière de discriminations, obligeant l’employeur à démontrer que ses décisions ne sont pas fondées sur des motifs discriminatoires (Chappe et al., 2015).

47Dès les années 1980, diverses études menées pour des structures de la CFDT témoignent de l’intérêt pour la reconversion professionnelle des permanents syndicaux. L’identification des fonctions exercées par les permanents syndicaux aux fonctions remplies par des cadres d’entreprise est une constante de ces travaux qui reflètent et confortent à la fois la revendication d’une maîtrise de savoir‑faire spécifiques de la part des permanents syndicaux, tout en témoignant de l’intériorisation par les syndicats de l’injonction généralisée au « professionnalisme » (Boussard et al., 2010).

48Une série d’études et de travaux de recherche appliqués, menés pour le compte de diverses structures de la CFDT, ont contribué à structurer les attentes des permanents en fin de mandat et à construire un horizon d’attente de la reconversion des permanents (Association pour l’emploi des cadres, 1987 ; Piotet et al., 1994 ; Centre régional pour le développement et l’insertion des jeunes, 1995). Ces travaux, en inventoriant les types de compétences que les permanents syndicaux acquièrent au cours de leur mandat, ont contribué à légitimer l’identification des permanents syndicaux aux cadres d’entreprise. Les études menées décrivent les fonctions remplies par les permanents syndicaux dans un langage gestionnaire issu du management des entreprises. Une enquête sur les conditions de la syndicalisation, conduite pour le compte de la CFDT, énumère ainsi les compétences des permanents syndicaux, en les assimilant à celles qui seraient les compétences des cadres d’entreprise : « décider, diriger, gérer, organiser, contrôler, administrer, chercher, créer, développer, négocier, conseiller, former, communiquer, produire » (Piotet et al., 1994, p. 158).

  • 6 . FCE CFDT, « Parcours militant », comité directeur fédéral des 4 et 5 mai 2006 (document interne).

49Dans le cas de la FCE, l’identification aux cadres d’entreprises est renforcée par la reprise par la fédération d’outils de management issus du monde de l’entreprise (Thomas, 2013). La FCE met ainsi en œuvre, dans une visée de professionnalisation des pratiques syndicales, des normes et des outils de gestion du secteur marchand. Des entretiens réguliers sont menés avec les délégués syndicaux centraux – afin de « déterminer, pendant l’exercice de leur mandat, les aides et le soutien à leur apporter6 » – et des descriptifs de postes établis pour les militants nommés par la fédération. En outre, des permanents fédéraux peuvent être amenés à exercer une fonction hiérarchique, notamment vis‑à‑vis du personnel administratif de la fédération. L’exercice de responsabilités de direction du personnel et l’acquisition de compétences managériales par les permanents renforce l’identification des permanents fédéraux aux cadres d’entreprises.

50En outre, la volonté est manifeste chez les responsables de la FCE en charge de la reconversion des permanents d’utiliser la reconversion pour construire une représentation de l’action syndicale comme période d’acquisition de compétences gestionnaires ou managériales, en rupture avec des représentations militantes alternatives de l’action syndicale. Des conceptions du militantisme reposant sur le don de soi ou sur le modèle de l’engagement total se voient disqualifiées, témoignant de la dislocation des systèmes d’échanges qui apportaient aux délégués la reconnaissance de leurs collègues en contrepartie de leur dévouement à la « cause » (Beaud & Pialoux, 1999). Ainsi, le responsable à la FCE pour la mise en œuvre du dispositif de reconversion, qui est un ancien technicien d’intervention clientèle à EDF − « le gars qui vient poser le compteur chez vous » (entretien) − détenteur d’un CAP en électromécanique, met en avant le refus d’une conception sacrificielle du militantisme et la volonté d’accroître la reconnaissance sociale du militan­tisme syndical :

L’intérêt pour la démarche vient d’une demande forte dans l’histoire de la FCE liée à l’absence de reconnaissance. Il y a des militants qui s’investissent. Un gars qui est membre du comité d’entreprise et de la délégation du personnel, il a trente‑cinq heures de détachement par mois, il donne sur son temps personnel. Et si un jour il doit reprendre le boulot là où il était avant, ce n’est pas acceptable. Avant, un bon militant se sacrifiait, il refusait le succès et plus il souffrait pour le collectif, plus c’était le signe, etc., sauf que les Jésus‑Christ, on n’en veut plus. Maintenant les jeunes militants, ils veulent bien être emmerdés parce que ça fait partie du boulot, mais le coup : « je me plante des clous dans les mains », ça ne fait plus bander personne (entretien, ancien ouvrier, permanent détaché d’EDF, délégué fédéral en charge de la formation syndicale à la FCE).

51Dans sa démarche de reconversion des permanents, la FCE reprend à son compte l’assimilation des fonctions exercées par les permanents fédéraux à celles exercées par les cadres d’entreprise. Contrairement à des représentations stigmatisantes de la professionnalisation politique ou syndicale, longtemps présentes dans les organisations du mouvement ouvrier (Ubbiali, 1997), l’exemple de la FCE confirme que la revendication du professionnalisme peut s’inscrire dans des stratégies de légitimation de l’action syndicale (Nicourd, 2014). Cependant l’exemple de la FCE montre également que les outils managériaux mobilisés afin d’accompagner la reconversion des permanents syndicaux sont susceptibles de faire débat parmi les militants.

Validation des acquis de l’expérience et réticences devant des outils managériaux

  • 7 . La validation des acquis de l’expérience, définie dans la loi de « Modernisation sociale » du 17  (...)

52La FCE a mis en place depuis le début des années 2000 des dispositifs visant à accompagner la prise de responsabilité des militants syndicaux et à préparer leur sortie de mandat. L’une des dimensions de l’encadrement de la sortie de mandat est la certification des compétences acquises par les militants lors de l’exercice de leurs mandats syndicaux à travers des dispositifs de validation des acquis de l’expérience (VAE)7. La FCE apparaît comme une fédération précurseur dans l’usage de la VAE. Si la CFDT, contrairement à la CGT, est de manière générale favorable à l’emploi de la VAE dans le domaine militant (Le Quentrec, 2007), la direction confédérale de la CFDT s’est cependant désinvestie du sujet de la reconversion, laissant l’initiative aux structures intermédiaires telles que les fédérations (Pochic, 2014).

  • 8 . FCE CFDT, « Parcours militant », comité directeur fédéral des 4 et 5 mai 2006 (document interne).

53Sous l’intitulé « Suivi et valorisation du parcours militant », la FCE a mis en place en 2006 un dispositif visant à « permettre aux militants de valider et valoriser les compétences acquises et/ou développées au cours de leur investissement militant », ainsi que d’« améliorer la gestion des ressources militantes en termes d’anticipation et d’accompagnement8 ». Ce dispositif vise aussi à accompagner la reconversion des permanents en fin de mandat, en particulier à travers la VAE. La reconnaissance de l’expérience militante par un diplôme ou une certification doit aussi permettre de rompre avec une situation dans laquelle la reconversion dépend avant tout des ressources individuelles des permanents, mais aussi de leur secteur d’activité ou entreprise d’origine, avec toutes les inégalités que cela peut impliquer. Dans une fédération comme la FCE, les inégalités peuvent en effet être fortes entre des petites et moyennes entreprises, dans lesquelles l’engagement syndical peut correspondre à une entrée dans une « carrière déviante » (Guillaume, 2014), et des grandes entreprises dans lesquelles la négociation collective est institutionnalisée. Un ancien secrétaire général de la FCE, issu de la chimie, met en avant les inégalités supposées entre les carrières de permanents issus d’entreprises du secteur marchand et des permanents issus d’anciennes entreprises publiques qui ont maintenu des dispositions sur le droit syndical plus favorables que le droit commun :

Quand on devient permanent, normalement on ne peut pas revenir dans l’entreprise. Quand vous êtes gazier‑électricien, non seulement vous pouvez retourner, mais souvent vous êtes promu. Ça crée un confort pour attirer des talents qui est plus grand (entretien, ancien ouvrier, ancien secrétaire général de la FCE, responsable du développement durable dans un groupe chimique).

  • 9 . Idem.

54La VAE est considérée comme un moyen privilégié de légitimer les aspirations à la mobilité sociale des permanents en fin de mandat. La FCE présente ainsi la VAE à la fois comme une garantie pour l’employeur, qui serait assuré que l’ancien permanent dispose de « compétences bordées et validées », et pour le permanent en fin de mandat, à qui elle donnerait « l’assurance de ne pas avoir à prouver sa valeur de façon empirique9 ».

55Selon le responsable du « Parcours militant », la mise en place de la démarche de la VAE se heurte cependant à des « appréhensions » de la part des militants syndicaux. Ce responsable fédéral affirme avoir tenu compte de ces craintes, notamment en évitant, au niveau de la terminologie employée, « tout ce qui est connoté négatif patron » :

On a essayé de brouiller les cartes. Comment transposer pour que ce ne soit pas attaquable au sens de ça va être un outil négatif ? […] On a fait un effort très important sur le vocabulaire pour virer tout ce qui est connoté négatif patron. Nos entretiens sont des entretiens d’accompagnement ou d’anticipation, pas d’évaluation, les évaluateurs ou les appréciateurs s’appellent des militants intervieweurs. On a viré tous les termes anglais, comme par exemple « feedback », on a essayé de se déconnecter de toute la sémantique RH [ressources humaines] actuelle pour éviter de ramener chez les militants ces trucs‑là (entretien, ancien ouvrier, permanent détaché d’EDF, délégué fédéral en charge de la formation syndicale à la FCE).

56Au‑delà de la question des réticences des militants à l’égard de l’utilisation d’outils managériaux, des travaux récents ont pointé les difficultés pour les permanents syndicaux d’être effectivement recrutés comme cadres dans le secteur privé (Pochic, 2014). La conversion du « capital militant » (Matonti & Poupeau, 2004) acquis lors de l’exercice de mandats syndicaux au moment de l’exit de la carrière syndicale semble en tout cas difficile. De fait, sur les sept dirigeants qui formaient l’exécutif fédéral en 2006, au moment où le dispositif de reconversion a été adopté par la FCE, aucun n’a réintégré le monde de l’entreprise, y compris les permanents issus d’EDF, qui offre pourtant des conditions de réintégration relativement favorables. Sur ces sept dirigeants fédéraux, deux ont rejoint la confédération comme secrétaire national et conseiller confédéral, deux ont intégré des structures de conseil aux comités d’entreprise directement liées à la CFDT et à la FCE (Syndex et Idéforce), un est devenu « conseiller pour les affaires sociales » dans une ambassade de France, un a pris sa retraite et un autre est décédé en cours de mandat.

57L’intérêt pour la reconversion professionnelle en fin de mandat, et en particulier l’identification au salariat supérieur constitué par les cadres d’entreprise, sont révélateurs des conceptions du rôle des permanents syndicaux que la direction de la FCE tente de développer. Les réticences que le recours à des instruments managériaux peut susciter dans les organisations syndicales, qui continuent pour une part importante à être des espaces de promotion de militants d’origine populaire, témoignent cependant des limites de la managérialisation des syndicats. Par ailleurs, l’appréhension de l’engagement syndical principalement comme un moyen d’acquérir des compétences pour les valoriser ensuite à l’extérieur du champ syndical apparaît réductrice. La carrière syndicale semble en effet souvent perçue en elle‑même comme une promotion sociale comportant des rétributions intrinsèques, telles que la possibilité d’échapper à la routine du travail, de se former ou d’acquérir un sentiment de maîtrise sur son environnement de travail. En outre, les raisons d’agir et les motifs pour maintenir l’engagement syndical évoluent avec le temps et les contextes sociaux, sans qu’il soit toujours possible de clairement distinguer motivations utilitaristes et désintéressées (Piotet, 2009).

Conclusion

58L’exemple de la FCE met au jour les ressorts et dilemmes de la professionnalisation syndicale. Les permanents fédéraux sont au cœur des tensions entre l’action syndicale dans les entreprises et l’action fédérale au niveau des branches d’activité.

59Les ressorts de la professionnalisation des pratiques et des permanents syndicaux sont de deux ordres dans le cas de la FCE. La professionnalisation syndicale s’inscrit, d’abord, dans une stratégie de légitimation de l’action syndicale. La mise en place d’un dispositif de validation des acquis de l’expérience pour les permanents de la FCE en fin de mandat et l’identification des fonctions exercées par les permanents fédéraux aux fonctions exercées par des cadres d’entreprise sont supposées rehausser la légitimité sociale du syndicalisme et aider à combattre la crise des vocations militantes. Ensuite, la professionnalisation des pratiques des permanents fédéraux doit contribuer au contrôle des dynamiques centrifuges induites par la décentralisation de la négociation collective de la branche d’activité vers les entreprises. Les injonctions adressées aux permanents fédéraux à instaurer une distance avec les militants et à remplir un rôle d’« animateur » et d’« arbitre » capable de faire prédominer le point de vue fédéral sur celui des militants d’entreprise, sont censées répondre à la décentralisation de la négociation collective et à l’autonomisation des équipes militantes dans les entreprises.

60Alors que la professionnalisation de l’action syndicale est vue comme une réponse aux problèmes de coordination interne et de légitimité auxquels se heurtent les responsables fédéraux, elle crée de nouveaux dilemmes organisationnels qui tiennent à l’autonomie des différents niveaux de la négociation collective, aux conditions de l’action syndicale au niveau fédéral et aux ambivalences de la managérialisation syndicale.

61Un premier dilemme découle du conflit entre la volonté de centraliser l’action syndicale au niveau fédéral et la décentralisation de la négociation collective de la branche d’activité vers l’entreprise ou l’établissement. Les tentatives de renforcer le rôle des permanents fédéraux et d’exercer un contrôle plus étroit sur l’action syndicale au niveau des entreprises butent sur l’autonomie des militants d’entreprise, sur le caractère problématique de l’articulation entre activité syndicale d’entreprise, de branche et interprofessionnelle, ainsi que sur l’atonie des structures fédérales de coordination de l’action syndicale. La professionnalisation des pratiques syndicales s’entrecroise ainsi avec les transformations de la négociation collective et avec les luttes de concurrence autour de la redéfinition de l’action syndicale légitime.

62Un deuxième dilemme naît de la tension entre les injonctions au professionnalisme et les conditions de l’action syndicale au niveau fédéral. À l’encontre de l’idée d’une institutionnalisation syndicale se traduisant par l’instauration d’une frontière entre professionnels et non‑professionnels du syndicalisme, l’exemple de la FCE montre que le rôle de permanent fédéral se construit dans les interactions, marquées par des dépendances réciproques, entre permanents fédéraux et militants d’entreprise. En outre, alors même que la FCE tente de faire prévaloir une conception « a‑représentative » du rôle de permanent fédéral comme expert et arbitre de la négociation collective, l’engagement militant antérieur et la loyauté politique continuent à être des critères centraux lors de la sélection des permanents fédéraux. À l’instar du constat fait à propos du processus de professionnalisation de l’action politique dans le cas des élus locaux étudiés par Didier Demazière (2009), la professionnalisation des permanents fédéraux apparaît à de nombreux égards comme incomplète et précaire, notamment à cause de la tension entre les objectifs que la fédération assigne à cette professionnalisation et les contraintes de l’action syndicale dans les branches et les entreprises.

63Un troisième dilemme résulte des tensions entre les tentatives d’appropriation d’outils gestionnaires et les réticences des militants devant leur emploi dans l’univers syndical. Le recours à la validation des acquis de l’expérience et la volonté de reconvertir des permanents syndicaux sur des postes de cadres d’entreprise dans le secteur privé se heurtent à la stigmatisation de l’action syndicale par les employeurs, mais également aux réserves des militants syndicaux quant à l’emploi d’outils managériaux qui trouvent leur origine dans le secteur marchand. Ce résultat d’enquête invite à s’intéresser aux usages des logiques de professionnalisation par les organisations et à la capacité inégale des acteurs qui les composent à s’en saisir. Alors que certains responsables syndicaux voient dans l’acquisition de compétences gestionnaires un moyen de légitimer leurs aspirations à une mobilité sociale ascendante, d’autres peuvent considérer le recadrage gestionnaire de leurs activités comme une menace pour la manière dont ils conçoivent le travail syndical et/ou pour leur propre position dans l’organisation.

64Les dilemmes de la professionnalisation syndicale sont révélateurs des contradictions entre les deux logiques de l’action syndicale, la logique administrative et la logique représentative ou démocratique (Child et al., 1973), et des difficultés à maintenir un équilibre entre bureaucratie et démocratie interne (Offe & Wiesentahl, 1980). À ce titre, les dilemmes de la professionnalisation syndicale apparaissent emblématiques des transformations plus larges du syndicalisme qui trouvent leur origine non seulement dans les indicateurs de la « crise » syndicale généralement mis en avant – baisse du nombre d’adhérents et division syndicale –, mais également, à l’instar des transformations des partis politiques, dans les luttes de concurrence autour de la définition de l’action syndicale légitime et de l’appropriation du « capital objectivé » de l’organisation – biens, postes, emblèmes – entre des acteurs disposant de différents types de ressources (Offerlé, 2010).

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Notes

1 . L’enquête s’appuie sur trois types de matériaux : vingt‑deux entretiens semi‑structurés menés en 2006 et 2007 avec des permanents de la FCE et de la confédération CFDT ; des observations de terrain lors de réunions et de formations syndicales organisées par la FCE ; et des documents d’archives publics (prises de position, publications) et internes (comptes rendus de réunions, notes manuscrites, courriers) de la FCE, en particulier des documents d’archives en rapport avec l’organisation interne de la fédération et de la formation syndicale.

2 . Responsables de la négociation d’accords d’entreprise, les délégués syndicaux peuvent être nommés par les syndicats représentatifs, ayant recueilli au minimum 10 % des suffrages au premier tour des dernières élections professionnelles dans l’entreprise. Dans les entreprises comptant au moins deux établissements, les syndicats peuvent en outre nommer des délégués syndicaux centraux.

3 . Compte‑rendu d’observation d’une réunion du comité national de branche de l’industrie du caoutchouc, juin 2006.

4 . Compte‑rendu d’observation d’une formation destinée aux délégués syndicaux centraux nouvellement nommés par la FCE, juin 2006.

5 . Idem.

6 . FCE CFDT, « Parcours militant », comité directeur fédéral des 4 et 5 mai 2006 (document interne).

7 . La validation des acquis de l’expérience, définie dans la loi de « Modernisation sociale » du 17 janvier 2002, permet à des personnes disposant d’une expérience professionnelle ou ayant exercé une activité bénévole d’obtenir un diplôme ou d’accéder à une formation à l’issue d’une attestation de leurs compétences.

8 . FCE CFDT, « Parcours militant », comité directeur fédéral des 4 et 5 mai 2006 (document interne).

9 . Idem.

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References

Electronic reference

Adrien Thomas, « Les permanents fédéraux : ressorts et dilemmes de la professionnalisation syndicale », Sociologie [Online], N° 3, vol. 8 |  2017, Online since 12 October 2017, connection on 28 March 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/3293

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Adrien Thomas

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Chercheur, science politique, Luxembourg Institute of Socio‑Economic Research - Luxembourg Institute of Socio‑Economic Research, 11 Porte des Sciences, L‑4366 Esch‑sur‑Alzette, Luxembourg

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