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HomeNumérosN° 1, vol. 8EnquêtesFacebook pour quels liens ?

Facebook pour quels liens ?

Les relations des quadragénaires sur Facebook
Facebook for which ties? The relations of people in their forties on Facebook
Claire Bidart and Cathel Kornig

Abstracts

Les différents usages de Facebook ont‑ils un impact sur les relations des quadragénaires et comment ? Telle est la question que pose cet article sur la base d’une enquête qualitative auprès d’individus âgés de 37 ans à 43 ans. Ce réseau social numérique modifie quelques aspects de la sociabilité qu’il est important aujourd’hui de préciser. Facebook permet de faire émerger certains contacts mais empêche également d’en perdre d’autres. L’intensité du partage d’informations qui s’y développe met en avant la fonction de ressource des liens ainsi que la configuration d’une sorte de magazine personnel. Les fonctionnalités de l’outil contribuent par ailleurs à fixer un volant de liens très faibles qui fait parfois office d’antichambre relationnelle. Mais ce qui se trame sur Facebook est, de façon générale, bien plus fortement ancré dans les contextes sociaux et les normes relationnelles antérieures qu’il n’y paraît.

Facebook for which ties? The relations of people in their forties on Facebook

Do the different uses of Facebook change the relationships of people in their forties, and if so, how? This is the issue of this article, which is based on a qualitative survey of individuals aged 37 to 43. This digital social network modifies some facets of sociability, and these should be stressed. Facebook can give rise to some contacts but also prevent others from disappearing. The intensity of shared information highlights the resource function of the ties and contributes to configuring a kind of personal magazine. Furthermore, the tool’s functionalities contribute to form a set of very weak ties. But what’s happening on Facebook is, in general, much more deeply rooted in social contexts than is usually imagined.

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Full text

1Depuis quelques années, la sociologie se penche sur l’impact des réseaux sociaux numériques sur la vie sociale, la communication et les relations. Ces recherches sont récentes et surtout centrées sur les usages d’une part, et sur les jeunes générations (adolescents et étudiants), d’autre part. Elles montrent une généralisation et une diversité des formes d’utilisation de ces réseaux (Archambault & Grudin, 2012 ; Rainie & Wellman, 2012). Adopté massivement en France en 2007, Facebook est aujourd’hui le réseau social numérique le plus utilisé devant Youtube, Google+, Twitter ou encore Linkedin. Il est utilisé à des fins diverses : source d’information, vecteur de mobilisation politique, vitrine pour les organisations, outil de coordination, lieu d’expression personnelle, etc. Facebook est également un moyen de communication entre personnes qui se sont acceptées comme « amis » sur ce réseau numérique. C’est cet aspect relationnel que nous interrogeons en étudiant ici les quadragénaires. Que signifie avoir des amis sur Facebook à quarante ans ? Est‑ce si différent des amis en face‑à‑face ? Facebook transforme‑t‑il les formes relationnelles ? En fait‑il émerger de nouvelles ? Peut‑il ou non favoriser la création de relations, participer à la sociabilité, contribuer à la sauvegarde des liens existants, ou parfois à leur perte ?

  • 1 . L’EdgeRank est l’algorithme de Facebook qui organise la structuration de ce qui apparaît sur le m (...)

2La spécificité de Facebook, par rapport à d’autres réseaux sociaux numériques (comme Snapchat ou Twitter par exemple) tient notamment au travail de présentation que Dominique Cardon (2013) appelle « l’auteurisation de soi ». Par ailleurs, cette présentation de soi se fait dans un cadre contraint, de même que les relations se construisent et se connectent avec des algorithmes tenus secrets (l’EdgeRank1) et évoluant dans le temps (Kincaid, 2010). Une certaine grammaire des relations y est alors induite, favorisant plutôt les connections en fonction de la fréquence, des interactions et de l’ancienneté du lien sur Facebook.

3La multiplication des outils de médiation et l’ampleur de leurs usages au quotidien ne peut alors qu’interpeller les analystes des relations, des réseaux et de la sociabilité. Les non‑utilisateurs de Facebook sont nombreux à imaginer de « fausses relations » sur ce réseau, ou des amis qui ne seraient que virtuels. Mais la sociabilité ne réside pas seulement dans la présence physique (Tisseron, 2013). Certains travaux montrent que l’exercice de présentation de soi sur Facebook n’est pas une idéalisation, qu’il reste assez conforme à la façon dont les individus se présentent en face‑à‑face (Weisburg et al., 2009 ; Back et al., 2010). D’autres confirment l’encastrement de Facebook dans la vie quotidienne des jeunes adultes (Dagiral & Martin, 2016). Facebook ne modifie pas non plus en profondeur les amitiés préexistantes mais en ajoute quelques‑unes (Casilli, 2010), les réseaux en ligne et hors ligne se recouvrent pour une grande part (Subrahmanyam et al., 2008) et les normes relationnelles sont finalement plutôt semblables (Dunbar, 2015 ; Dang Nguyen & Lethiais, 2016).

4En outre, le prétendu utilitarisme des liens sur Facebook ne serait finalement pas si différent de celui de certaines relations en face‑à‑face centrées sur les loisirs ou la recherche d’emploi (Dalsuet, 2013). On rejoint là la théorie développée par Mark Granovetter sur « la force des liens faibles ». Pour lui, la force des liens repose sur une combinaison du temps passé ensemble, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité et de la réciprocité. Les liens faibles, qui se situent au niveau bas sur ces critères, sont plus riches en informations sur les opportunités d’emploi que les liens forts qui sont plus connectés entre eux et plus redondants (Granovetter, 1973). Depuis, des études tendent à montrer, d’une part, que les interactions entre liens forts se font sur plusieurs canaux de communication alors que les liens faibles se concentrent sur un seul canal et, d’autre part, que Facebook amplifierait surtout la « force des liens faibles » en termes de ressources (Haythornthwaite, 2005 ; Rozzell et al., 2014). Pour les liens forts, Facebook apparaîtrait plutôt comme un prolongement des pratiques en face‑à‑face (Cardon & Smoreda, 2014). Nous cherchons ici à étudier de façon plus précise encore ce que les usages de Facebook peuvent faire (ou pas) aux relations interpersonnelles, tout en restant attentives au dispositif Facebook, qui a été pensé avec un certain modèle des relations sociales (et des algorithmes censés les reproduire) même si les internautes ne le connaissent pas (Cardon, 2011). L’enquête de terrain, à la fois qualitative et fondée sur une reconstitution systématique des réseaux personnels, permet d’approfondir ces questions sans les restreindre à des mesures d’opinion générale ni à l’étude des seules relations outillées.

Encadré 1 : Terrain et enquête

  • 2 . Pour en savoir plus, voir l’annexe électronique : https://sociologie.revues.org/2991.

Nous mobilisons ici les résultats d’une enquête longitudinale par panel sur les réseaux personnels d’une cohorte de jeunes interrogés à six reprises. Elle a débuté en 1995, où 87 jeunes ont été interrogés alors qu’ils étaient en classe de terminale de baccalauréat ES, baccalauréat professionnel ou en stage d’insertion. En 1998, 74 d’entre eux2 ont été réinterrogés avec la même procédure, puis 67 en 2001, 60 en 2004. En 2007, une vague d’enquête plus réduite a été réalisée auprès de 47 d’entre eux2. En 2015, une partie a été réinterrogée dans le cadre d’un financement par le Labex SMS.

Cette dernière vague d’enquête reprend la procédure systématique de construction des réseaux personnels développée pour ce panel. On déroule dans les entretiens une longue série de générateurs de noms permettant de dresser la liste de personnes fréquentées à partir des contextes (Bidart & Charbonneau, 2011) : études, travail, loisirs, associations, voisinage, famille, etc., sont ainsi évoqués. Pour chaque contexte, on demande : « as‑tu rencontré là des personnes que tu connais un peu mieux, avec qui tu parles un peu plus ? ». Les prénoms sont recueillis. On demande ensuite : « est‑ce qu’il y en a que tu fréquentes en dehors ? », puis « est‑ce qu’il y en a qui sont importantes pour toi ? ». Les personnes mentionnées en réponse à l’une de ces deux dernières questions sont considérées comme des liens forts. Dans cette enquête, les liens faibles sont donc précisément ceux qui restent limités à leur contexte d’origine et ne sont pas déclarés comme des relations importantes par l’enquêté.

En vagues 3 et 4, un module spécifique portait sur les outils de communication utilisés. Près de trente questions ont été posées sur les pratiques de communication avec six membres choisis de leur réseau. Pour la dernière vague mobilisée ici, un module supplémentaire a été ajouté, portant sur Facebook : les usages, les catégories d’amis, les habitudes en matière de publication (« que publiez‑vous », « avec qui », etc.), les histoires de leurs relations sur Facebook (amis acceptés, refusés, pourquoi, etc.) et leurs opinions sur Facebook et la sociabilité. Au total près de quarante questions sur Facebook ont été posées, pour une durée d’environ une heure trente sur ce module de l’entretien. Pour cet article, nous focalisons les analyses sur Facebook. Dix‑sept entretiens ont pu être réalisés avec les participants qui utilisent ou ont utilisé Facebook et qui ont bien voulu reprendre l’enquête.

5Cette génération née dans les années 1975 a connu Facebook autour de la trentaine, à un moment de relative stabilisation professionnelle et familiale, même si les transitions vers la vie adulte se font à un rythme très différent en fonction de la classe sociale et de la durée des études. Mais depuis, au moment de l’enquête alors qu’ils ont atteint la quarantaine, de nouvelles turbulences apparaissent sur le plan professionnel (chômage, bifurcations) et personnel (divorces, problèmes de santé…). Facebook est alors un outil qui, selon les cas et les moments, est mobilisé dans des contextes de vie stabilisée ou dans des périodes de changement biographique important. Cela étant, on sait que pour les quadragénaires en général, la sociabilité est devenue plus intensive et sélective que dans la jeunesse : ils choisissent leurs amis pour leurs qualités personnelles et leurs points communs plutôt que de fonctionner par bandes et activités en spécifiant peu les relations (Bidart, 2010). Les usages de Facebook vont s’inscrire dans ces processus d’identification d’autruis semblables sur certains points, d’individualisation des relations et de sélection des amis.

6Nous commençons par décrire rapidement quelques logiques d’utilisation de Facebook par les enquêtés, devenus adultes avant la généralisation de ces outils. Nous explorons ensuite le potentiel de Facebook pour l’émergence de nouvelles relations : quels usages permettent de créer des liens nouveaux, ou encore d’activer des liens latents, lesquels, et pour qui ? Est‑ce que des formes relationnelles spécifiques apparaissent ? Mais Facebook permet également de conserver des liens anciens menacés de disparition, d’entretenir des relations à distance ou encore de faire le tri et de hâter ou provoquer l’abandon de certaines autres. La quantité et la diversité des informations qu’il permet de diffuser dans un temps très court – au regard du processus plus lent, régulier et routinier de la construction relationnelle en face‑à‑face – peut aussi contribuer à modifier des liens existants. Facebook soulève donc des questions portant sur les normes communicationnelles, la diffusion de l’information, la visibilité et les ressources mobilisables. Il joue peut‑être surtout sur les formes les plus labiles de l’identification et du contact avec autrui, en amont de la relation proprement dite. Il peut alors constituer une sorte d’antichambre relationnelle, particulièrement informative. En n’étant pas centrée sur l’outil, notre enquête permet d’étudier conjointement et très précisément les relations en ligne et hors ligne auprès d’une population peu étudiée sur cet objet.

Encadré 2 : Les enquêtés

Pour chacun est indiqué le pseudonyme pour l’enquête, l’âge, la profession du père puis de la mère, le niveau de diplôme, la profession, la situation familiale. Le nombre d’amis déclaré ainsi que l’ancienneté estimée sur Facebook sont mentionnés entre parenthèses :

Agnès : 40 ans, père cadre bancaire, mère cadre hospitalier. BTS. Employée de vente. En couple, 2 enfants. (Ne sait pas, 7 ans).

Célia : 38 ans, père informaticien, mère assistante maternelle. Licence. Développeur Internet. En couple, 1 enfant. (30 amis, 12 ans).

Clara : 39 ans, père chef de rayon, mère caissière. DECF comptabilité, Rédactrice bancaire. En couple, 2 enfants. (100 amis, 7 ans).

Clotilde : 38 ans, père professeur d’université, mère infirmière. Diplôme d’éducatrice spécialisée. Éducatrice spécialisée. Séparée, 1 enfant. (250 amis, 7 ans).

Colette : 39 ans, père gastro‑entérologue, mère enseignante. DEUG de linguistique, Responsable de rayon en librairie. En couple, 1 enfant. (100 amis, 10 ans).

Diane : 37 ans, père décédé (employé municipal), mère agent de nettoyage. Aide‑soignante. En couple recomposé, 1 enfant. (100 amis, 10 ans).

Florence : 38 ans, père aide‑soignant, mère médecin. Licence. Enseignante. Séparée, 2 enfants. (30 amis, entre 5 ans et 10 ans).

Gaël : 38 ans, père chimiste, mère enseignante. Licence. Formateur. En couple, 2 enfants. (40 amis, 10 ans).

Jean : 39 ans, père technico‑commercial, mère employée de banque. BTS. Travailleur indépendant vidéaste. Séparé, 1 enfant. (650 amis, 5 ans).

Katia : 42 ans, père décédé, mère femme de ménage, beau‑père sous‑officier. Diplôme d’État AMP. Aide médico‑psychologique. En couple.

(50 amis, 5 ans).

Léa : 39 ans, père agent de sécurité et marchand de biens, mère infirmière. MSG. Employée de banque. Séparée, 1 enfant. (Ne sait pas, 6 ans).

Nicola  : 38 ans, père directeur de services municipaux, mère infirmière libérale, belle‑mère universitaire. Licence. Chef d’entreprise de vente de mobilier. En couple, 3 enfants. (145 amis, 7 ans).

Solange : 42 ans, père chef métallier, mère secrétaire comptable. Bac professionnel. Responsable de magasin. En couple recomposé, 1 enfant. (60 amis, 10 ans).

Suzie : 40 ans, père ouvrier, mère ouvrier. Bac professionnel. Agent de fabrication. En couple, 2 enfants. (90 amis, 6 ans).

Sylvain : 43 ans, père employé territorial, mère au foyer. Bac professionnel. Cadre commercial. En couple. (300 amis, 3 ans ou 4 ans).

Vérène : 38 ans, père directeur de centre social (décédé), mère infirmière. DUT. Employée de banque. En couple recomposé, 4 enfants. (25 amis, 7 ans).

Viviane : 41 ans, père magasinier, mère repasseuse. Bac professionnel. Conseillère de vente. Séparée, 2 enfants. (20 amis, 5 ans).

Que font‑ils sur Facebook ?

7Les dix‑sept personnes du panel interrogées sur leur utilisation de Facebook ont entre 20 et 650 amis. Sans entrer vraiment ici dans une sociologie des usages, nous présentons un rapide tableau de leurs pratiques d’utilisation. Les amis sur Facebook de ces personnes forment le plus souvent un mélange assez divers de liens forts familiaux et amicaux, de liens anciens plus ou moins dormants, de connaissances à peine entrevues, et d’amis d’amis, comme pour Clotilde :

Il y a mes amis proches, ceux qui ont des comptes. Dans la famille aussi, il y en a pas mal. Il y a les gens que je connais dans les sorties en ville, les connaissances de bar, je ne vais pas forcément avoir les numéros de téléphone mais je vais avoir le compte Facebook. Les amis d’amis, que j’ai vus aussi une ou deux fois mais avec qui je peux être en contact… Enfin, être en contact, ça peut être juste être dans la liste et après, on ne s’envoie pas de messages ni rien … Et puis tout ce qui est la presse, ou les chaines de télé que j’aime bien… C’est pas des amis mais c’est des pages que je suis. Les groupes de musique aussi, que j’aime bien.

8Avec l’âge, et passées les premières expérimentations, ces personnes sont devenues plus sélectives, comme Léa qui craignait au début que personne ne veuille devenir ami avec elle, qui acceptait alors tout le monde et qui maintenant fait du tri dans ses listes. Les personnes avec qui les enquêtés interagissent le plus souvent sur Facebook sont avant tout leurs amis les plus proches dans le sens d’une intensité affective, ainsi que les membres de leur famille. Comme avec le téléphone, ceux avec qui ils échangent le plus sont également ceux qu’ils voient le plus. Avec eux « on a plus de choses à se dire parce qu’on se voit » comme dit Diane. Mais un autre facteur favorisant est l’activité quotidienne des amis sur Facebook. Les enquêtés interagissent davantage avec leurs amis qui postent le plus, et comme répond Solange : « tout dépend de l’actualité du moment sur Facebook ». Rares sont finalement les échanges proactifs en direction d’un utilisateur silencieux. Cela dessine des interactions avec un cercle finalement réduit d’amis. Ainsi Suzie, sur ses 90 amis, n’en compte que dix qui publient beaucoup.

Un espace ludique et léger

9Aller sur Facebook est avant tout un moment de loisir, de distraction soulignent de nombreux enquêtés, comme Agnès : « le côté grave, on n’a qu’à allumer la télé, il n’y a pas besoin de Facebook pour ça. Le côté un peu rigolo, un peu dérision, voilà, c’est Facebook ». Célia préfère elle aussi que tout cela reste bon enfant :

Déjà, j’ai pas envie de dire du mal de quelqu’un. Même si je le pense, je n’ai pas envie d’afficher mes opinions, sur Facebook… J’essaie de poster des choses positives, qui ne fâchent personne. Et puis c’est pas des choses super importantes, sur Facebook.

10Ils vont aussi parfois jouer à des jeux sur Facebook et, tout en jouant, suivre l’actualité sur leur mur, comme Diane :

Je vais sur Facebook, c’est vrai que je fais ma commère à regarder tout ce qui défile, mais c’est surtout pour jouer à mes jeux. C’est pas pour échanger plus que ça, quoi. […] Je joue, et puis, du coup, je vois quelqu’un qui a partagé un truc, donc, hop ! on commence à commenter, et voilà.

11Pour Nicolas, c’est une sorte de journal alliant informations et détente :

C’est une distraction et c’est une source d’information aussi, parce que comme je suis généralement les gens qui partagent des informations, comme moi, et non pas les publications d’humeur ou autre, c’est là que je vais trouver des informations qui m’intéressent, des blagues ou des conneries pour me détendre… Donc, c’est un peu comme lire le journal, pour moi.

12Ils sont également nombreux à signaler qu’il y a (par rapport aux premières années de Facebook en France) de plus en plus de partage d’articles et de moins en moins de posts personnels, ce qui fait de Facebook une arène très informative, un espace d’annonces de concerts, de livres, de conseils pratiques, etc., autant de ressources pour de multiples domaines.

Des ressources ciblées

13La fonction de ressource devient en effet centrale avec Facebook. Ainsi, Katia se dit de nature curieuse et parle de Facebook comme d’un lieu possible d’ouverture et de culture, qui lui permet de découvrir certains sujets qu’elle va ensuite approfondir ailleurs sur internet :

Par exemple, pour les graines de potager ou des choses comme ça, certaines relations sont beaucoup plus touchées par ces choses‑là, ils postent et moi, ça me permet d’aller voir plus loin, après, de faire une recherche, de voir si ça me convient, de découvrir. Facebook, je dirais que ça m’apporte ça. Je pense que c’est un moyen de culture et d’ouverture sur d’autres choses.

14Les utilisateurs se constituent alors une sorte de magazine « sur mesure », un kaléidoscope de leurs centres d’intérêts plus ou moins éclectiques. Le dispositif technique Facebook joue un rôle important puisque plus une personne interagit avec une autre en likant ou commentant ce qu’elle aime, plus l’EdgeRank rendra visible leurs murs respectifs, accentuant alors l’homophilie, c’est‑à‑dire la tendance à préférer le « même que soi » (Cardon, 2013). Florence n’est pas une grande utilisatrice de Facebook. Elle pense en revanche qu’il peut constituer une source d’information pour se tenir au courant des sorties et l’aider à rencontrer du monde. Séparée de son conjoint depuis peu, elle souhaite en effet ouvrir son réseau social :

Je voyais ma frangine qui est au courant de toutes les soirées… Je disais « Mais comment tu sais tout ça ? » – « Mais par Facebook » – «Ah oui ! D’accord ! ». Parce que moi, je ne sortais plus, tu vois. Entre mon boulot, les gamins… Mais là, il va falloir que je rencontre du monde. […] Je vais déjà m’inscrire aux trucs qui peuvent me mettre au courant des événements.

15Jean, vidéaste indépendant, se sert de Facebook surtout comme ressource pour développer son réseau vers son activité professionnelle :

Je suis ami avec des tourneurs, des producteurs, des gens qui font de la promotion d’artistes, qui organisent des festivals et ça, ça m’intéresse. Ludivine, je l’ai sollicitée par Facebook, et elle a fini par me dire un beau jour : « Tiens, tu m’avais proposé ça un jour », et elle m’a filé du boulot. Ça a donné lieu à un petit peu de taff, carrément, il y a plusieurs musiciens que j’ai rencontrés comme ça.

16Sylvain utilise aussi explicitement Facebook comme une ressource, mais pour ses loisirs. Il fait du quad et y échange les informations pour le développement de cette activité, avec des photos, des programmes de courses, etc. Facebook est également un espace où chacun est libre de s’exprimer sur l’actualité ou sur tout autre sujet, bien plus spontanément et activement qu’avant (Cardon, 2010). Tout le monde, même sans compétence particulière, s’y sent autorisé, comme le montre Diane :

Je partage beaucoup des choses. En fait, des amis publient des choses, et moi, souvent, je leur prends pour le repartager. Comme là, ce matin, c’était ma sœur qui avait partagé un SDF qui était mort sur le trottoir et c’était marqué que Hollande préférait s’occuper du petit garçon mort sur la plage… C’est ces choses là.

17Certains y partagent des informations qui les touchent plus directement, ou des « coups de gueule », comme Katia :

Les trucs que je mets qui m’énervent actuellement, c’est le budget que je dois me trouver pour m’acheter un fauteuil roulant et un appareil auditif, j’explique le système, je dis que ça, c’est dégueulasse, j’en ai marre. C’est des trucs qui me font réagir. Là‑dessus, c’est vrai, j’ai posté pas mal, depuis que j’ai été malade.

18Certains de ces partages de publications sont relativement consensuels, mais d’autres peuvent amener à des prises de position parfois jugées excessives par les utilisateurs, voire clivantes sur leurs réseaux relationnels. À la différence de la vie en face‑à‑face, les sphères habituellement séparées (travail, loisirs, famille, etc.) se chevauchent sur Facebook et cela peut parfois se révéler complexe à gérer (Binder et al., 2009). Nombreux sont les enquêtés qui disent exclure toute la sphère professionnelle sur Facebook : pas de collègues en amis et pas de discussion sur le travail. Une autre façon de se protéger est de ne pas publier à tout le monde en même temps, en créant des groupes par exemple. C’est une façon de rester en famille ou entre amis proches pour communiquer sur certains sujets.

19Les usages sur Facebook évoluent de façon générale pour devenir de plus en plus privés (Dey et al., 2012). Les utilisateurs de Facebook interrogés dans cette enquête sont inscrits depuis ses débuts en France et leurs usages ont bien évolué au fil du temps. Ils sont de plus en plus soucieux des paramètres de sécurité, constituent parfois des groupes, font du tri de temps en temps, masquent certaines publications, etc. Ils mobilisent des fonctionnalités permettant de créer un faux profil pour vérifier les paramètres de visibilité de leur propre compte. Ils développent aussi des stratégies plus personnelles. Suzie partage ainsi son compte avec son mari pour le surveiller et éviter que sa belle‑mère interfère dans leur relation. Elle a également déclaré une fausse date d’anniversaire sur Facebook et trie ainsi ses « vrais » amis qui connaissent sa date de naissance, et ses « faux » amis qui se laissent prendre au piège. Les utilisations de Facebook ne sont donc pas toujours sans conséquence sur les relations en face‑à‑face, qui peuvent en particulier y être filtrées. Nous y reviendrons.

L’émergence de nouveaux contacts

20Facebook peut‑il constituer un espace de rencontre ? L’Enquête sur les conditions de vie et les aspirations menée par le CREDOC en 2014, montre que pour 27 % des répondants Internet a permis de « nouer des liens avec de nouvelles personnes ». Cela est moins fréquent chez les quadragénaires que chez les jeunes (Bigot & Croute, 2014). Lorsque c’est le cas, ce processus diffère‑t‑il de ceux qui construisent les relations en face‑à‑face ? Quelles sont les spécificités de ces relations ? Quel est leur devenir ?

Créer de nouvelles relations dans certains contextes

21La majorité des enquêtés rejette l’idée d’avoir des amis Facebook qu’ils n’auraient jamais rencontré de visu auparavant. Au départ, certains acceptaient ces relations, mais avec l’expérience ils les refusent s’ils n’ont pas au moins croisé ces personnes. Comme le dit Clara : « je ne veux pas avoir 600 amis et ne connaître personne. Ceux qui y sont, je les ai forcément croisés à un moment donné ».

22La part des amis rencontrés sur Facebook par ces quadragénaires est donc mineure, mais non négligeable pour autant. La plupart d’entre eux ont été introduits par l’intermédiaire d’autres personnes, ce sont des amis d’amis ou de connaissances. Ces personnes ont parfois été simplement repérées en compagnie d’amis, comme pour Clotilde : « il n’y a pas d’interaction. Mais je vais connaître quelqu’un dans leur groupe d’amis, avec qui ils sont tout le temps, par exemple… ». Quand l’intermédiation est plus explicite, il arrive que ce soit par souci de diplomatie qu’est accomplie la transitivité, comme le dit Jean : « les amis d’amis… c’est des relations indirectes, vous vous dites qu’il le prendra mal si vous ne bouclez pas la boucle ».

23Le plus souvent, c’est le cumul d’un contexte partagé, dans un loisir par exemple, et d’une connaissance en commun, qui déclenche l’acceptation d’un ami, comme pour Sylvain : « il y en a peut‑être vingt ou trente que je ne connais pas, qui sont des relations de relations, que j’ai rencontrées peut‑être une fois sur un terrain de cross ou ailleurs ». Les quadragénaires savent donc de quel contexte social proviennent les sollicitations et les acceptent lorsqu’elles sont en plus identifiées comme les amis d’un ami. Ce double ancrage contextuel et réticulaire construit une familiarité et une certification minimales nécessaires à l’acceptation de la relation. Ainsi Solange refuse‑t‑elle les invitations sur Facebook de gens qu’elle rencontre dans des soirées, mais le fait plus volontiers en acceptant des amis d’amis :

Il y a les gens que j’ai retrouvés comme ça, ou par connaissances interposées mais que je ne fréquente pas forcément. Je vois, Fabienne, sur Facebook je suis « amie » avec sa sœur Fanny, voilà, ça va se greffer comme ça […]. C’est plus des amis d’amis, mais je suis pas fana, ça va juste me faire une personne en plus !

24De ce point de vue, Facebook est un multiplicateur de relations, du moins lors de la période de découverte de l’outil. La personne qui fait l’intermédiaire, surtout si c’est une relation de longue date, certifie la qualité de l’impétrant, comme pour Gaël : « je considérais que si mon copain a un copain comme ça, potentiellement, cette personne‑là est intéressante ». Léa fait elle aussi toute confiance à son intermédiaire, dans une mise en relation presque automatique : « il y a la femme de mon cousin, que je n’ai jamais vue, et qui m’a demandée comme amie, donc comme c’est sa femme… Je ne sais même pas comment elle s’appelle ». Au final, peu d’amis ne se sont vraiment jamais rencontrés, avant ou après leur connexion sur Facebook. Mais même rares, ces mises en relation empêchent d’affirmer que Facebook ne représente pas un espace possible de rencontre. Il accélère le processus de présentation, de connexion, mais aussi d’information sur la personne, comme pour l’amie de Léa :

Linda, depuis deux ans, elle a dû se faire une vingtaine de potes avec moi, parce que voilà, c’est que des liaisons… Et on devient vachement plus potes parce que sur Facebook, on voit qu’on a déjà vu la personne, « Ah oui ! C’était lui ! Je l’ai rencontré à tel endroit »… On se dit « Ben oui ! On se connait… » Enfin, pas vraiment, mais… Sans le dire vraiment, on se connait, et c’est plus facile d’échanger. Et puis on cerne un peu les gens, aussi.

25Les nouvelles relations via Facebook sont plus fréquentes pour ceux qui en ont une utilisation plus stratégique, comme ressource pour leur activité. Il arrive qu’un loisir très investi fonctionne comme un gisement de ressources relationnelles très spécialisées, voire utilitaires, comme pour Sylvain :

Un gars vendait des pneus pour la compétition, que je suivais un peu parce qu’il a un bon niveau de quad. C’est un contact qui m’a permis de discuter avec son frère qui a un magasin, le lendemain on est devenus amis sur Facebook pour voir un peu ce qu’il faisait dans son magasin de pièces quad. Mais ça se limite à ça. C’est que par intérêt, véritablement, il y quelque chose à faire, un besoin technique.

26Jean, lui, rencontre enfin Maud, maquilleuse, qu’il avait repérée dans son univers professionnel et acceptée comme amie depuis longtemps :

Souvent, c’est la même démarche que moi, ils ont un profil qui semble professionnel aussi. Alors, quand c’est des artistes, ça m’intéresse, parce que j’aime savoir ce qui est produit dans le coin, et puis, en plus, ces gens, je suis souvent amené à les croiser. Tiens, il y a très peu de temps, sur un tournage où je me suis retrouvé, c’était pour un gros festival de musique […], une nana, Maud, ça fait des années qu’on est amis sur Facebook sans s’être jamais connus, et là, on se retrouve sur un tournage, tu vois, je dis « salut, moi, c’est Jean », et elle me dit « moi, c’est Maud K., mais toi, c’est [le pseudo de Jean] ? Ah c’est rigolo, on se rencontre par hasard… ». Dans ce milieu, on finit par se rencontrer, en fait.

27Ces utilisateurs ont conscience à la fois du gisement de ressources facilement repérables et accessibles qu’offre Facebook, de la sélection qu’il permet en fonction des thématiques postées, et de l’entre‑soi que construit, finalement, ce « milieu » où l’on finit par se rencontrer. Le contexte, le statut professionnel, l’identité culturelle, même la proximité spatiale, mais surtout leur conjonction, restent pertinents. Facebook amplifie et accélère leurs effets.

28Si l’on compare les usages importants de Facebook par Jean en 2015 avec les usages qu’il faisait du téléphone portable ou des SMS en 2007, on perçoit cette spécificité de Facebook. Piètre utilisateur du téléphone (« je ne suis pas accro, c’est une corvée, je n’ai pas grand‑chose à dire au téléphone »), Jean préférait alors les SMS qui lui permettaient de donner des petits signes de vie sans avoir à téléphoner, mais aussi d’envoyer des petites blagues. Mais dans tous les cas, ses usages étaient alors calibrés sur l’intensité de ses liens :

J’ai finalement une toute petite relation avec les personnes à qui j’envoie très peu de nouvelles, et j’envoie beaucoup plus de nouvelles avec des gens avec qui j’ai une relation plus importante […]. Si on devait faire un classement ou quelque chose comme ça, ce serait proportionnel.

29En 2015, ses relations sur Facebook sont davantage pourvoyeuses d’informations et de ressources nouvelles, plus orientées sur les liens faibles que sur les liens forts (le rapport est donc inverse), mais elles restent quand même concentrées sur son milieu de vie et de travail. La publication distribuée de l’information convient beaucoup mieux à cet entrepreneur que la conversation directe avec des individus.

30Les relations créées sur Facebook ne se tiennent donc pas à l’écart des contextes mais s’y inscrivent étroitement. Dans la plupart des cas, les personnes n’étaient pas totalement inconnues lorsque le nouveau lien a été activé sur Facebook, elles étaient plutôt des « connaissances », des figures « de trafic » non encore individualisées.

Individualiser et activer des liens latents ou dormants

31On peut considérer que des personnes « repérées » dans un milieu plus précis et limité qu’un contexte, mais non encore contactées individuellement, sont à l’état de relations latentes, potentielles. Parfois, en effet, un cercle social préexiste, c’est‑à‑dire un ensemble défini de personnes liées par un ressort commun (famille élargie, entreprise, petit monde professionnel local, village, etc.). On aperçoit ces personnes dans les contextes communs, on les reconnaît, on sait qu’elles font partie de cet ensemble, on interagit parfois par nécessité, sans plus. Cela correspond à ce qu’Erving Goffman (1973) appelle des rapports de trafic, à la limite des rapports sociaux. Les cercles sociaux recèlent ainsi des liens potentiels, « latents » dans le sens de « susceptible d’apparaître ». Leur existence est rendue probable par l’appartenance à un cercle social commun, mais ces liens ne sont pas encore réalisés. Facebook, tout d’abord, en rend certains visibles en les proposant éventuellement comme ami, en fonction de ses algorithmes. Ils seront ensuite activés en tant que liens lors de l’acceptation comme ami qui ouvre un canal interindividuel. Facebook permet ainsi de transformer des liens latents, dans des cercles sociaux, en liens activés et enregistrés entre des individus. Ces personnes passent alors de la qualité de membre du cercle social, qui définit une condition d’appartenance ou de référence collective, à celle d’un individu particulier. Dans deux cas par exemple, des « cousinades » ont été source de nouveaux contacts via Facebook avec certains cousins (liens latents), devenus individualisés depuis (liens activés). De même à partir du groupe local de son entreprise, Solange a particularisé sur Facebook un lien avec une collègue. Avec Facebook, les membres d’un collectif sont en effet aisément distingués, nommés, contactés et enregistrés. Cette fonctionnalité est sans doute plus importante et discriminante pour les quadragénaires qui ont tendance à individualiser les relations que pour les jeunes qui les conçoivent de façon plus collective et indistincte.

32Plus fréquemment encore, des amis d’enfance sont recherchés et retrouvés via Facebook ou Copains d’avant, qui a souvent servi de marchepied pour l’adoption de Facebook par les trentenaires d’alors, en ce qu’il répondait bien à leurs attentes dans ce moment charnière. Dans ce cas, le lien avec le copain d’avant avait été particularisé, était devenu une relation active et durable, avait vécu son histoire, puis le cercle social initial du collège ou du quartier ayant disparu la personne avait été « perdue de vue ». Il s’agit alors d’un lien avéré mais devenu plutôt « dormant », inactif mais susceptible d’être réactivé. Facebook joue alors ici le rôle d’un annuaire amélioré. Dans l’enquête du CREDOC évoquée plus haut, pour 40 % des répondants, internet a permis de retrouver d’anciennes connaissances. Par exemple dans notre enquête, l’usage de Facebook par Gaël est resté restreint et s’est limité à cette fonction de repérage. Il a ainsi retrouvé Fanny par Facebook :

Je n’avais plus son mail, je ne l’avais pas retrouvée sur l’annuaire. Je pouvais appeler ses parents mais un jour, là, un petit coup de nostalgie : « tiens, que devient Fanny ? », j’ai tapé son nom, je lui ai demandé si elle voulait être mon amie, elle a accepté, on s’est échangé nos mails et après… On n’a jamais discuté par Facebook, en fait… Après, on a repris une relation par mail, ça a été un moyen de se retrouver.

33Dans d’autres cas, des liens se poursuivent par des messages personnels (Messenger). Mais cela ne concerne pas tous les amis, une sélection va s’opérer. En effet, suite à la première reprise de contact, les informations et les contextes communs vont être déterminants. Ainsi, Vérène a retrouvé des copains de collège via Facebook et y a aussi découvert des goûts communs avec certains d’entre eux :

Il y a eu un ou deux des anciens copains de collège, où ça m’a permis de découvrir, au niveau musical, qu’ils avaient des goûts qui se rapprochaient des miens et on a eu des échanges que je n’aurais peut être pas eus s’ils n’avaient pas eu ce goût‑là.

34La découverte sur Facebook des goûts communs a, dans son cas, favorisé le passage au « face‑à‑face ». Mais la poursuite de la relation n’est pas encore assurée :

Ça a quand même créé un nouvel échange qui n’existait plus du tout… Donc, oui, ça peut permettre de reconnecter.

Pour un temps ou sur du long terme, selon vous ? Mais je pense que ce n’est que pour un temps.

35Certains de ces liens dormants réactivés ne passent pas ce cap et se rendorment très vite. Agnès a ainsi créé son compte Facebook pour retrouver d’anciennes connaissances, mais sans envisager forcément de communiquer avec elles sur Facebook ou de les revoir :

C’est rigolo de retrouver des gens que forcément, je n’aurais pas retrouvés autrement… C’était pas possible, quoi. C’est pas des amis, c’est des gens que j’avais perdus de vue, que j’ai retrouvés ici, que je ne reverrai sans doute jamais, mais ça m’a permis de reprendre contact.

36Dans bien des cas ces retrouvailles en restent là : savoir ce que l’autre est devenu, s’assurer mutuellement que l’on se souvient de cette époque et conserver l’ami sur Facebook. Une grande part de ces liens perdus et retrouvés via Facebook ont réactivé quelques échanges d’informations mais se rendorment ensuite. Pour Clara, « même quand on est sur Facebook, on s’est forcément perdus de vue pendant un moment, et… c’est pas pour ça que je les vois ou qu’elles se sont renforcées. Il y a un contact, mais qui n’est plus le contact qu’il a pu y avoir avant ». Ils conservent une place « dans un coin » de Facebook, avec éventuellement un échange rituel annuel, à l’occasion d’un anniversaire (là aussi rappelé par l’outil). Cette présence dormante permet d’éviter la difficulté d’assumer la fin d’une relation. Certes, cette difficulté est atténuée par la possibilité de faire disparaître en douceur les amis sur Facebook, mais il reste que la décision soulève des réflexions, des hésitations, voire des scrupules. Sylvain les suit donc toujours mais explique pourquoi il ne va pas au‑delà dans la relation :

On redécouvre des relations perdues. Voilà, on était ami avec quelqu’un et on le retrouve dans les amis des amis, des choses comme ça. On sait ce qu’ils ont fait, mais comme sur le mur il y a très peu d’informations personnelles, parce qu’on a à peu près tous le même âge, on n’apprend pas grand chose. On sait qu’il habite telle ou telle ville, éventuellement ce qu’il a fait comme études mais ça se limitera à cela. Ca fait toujours plaisir, par contre, de voir ce que sont devenus les gens… Mais non, je n’ai pas relié, par contre. Ça a été trois ou quatre messages, aujourd’hui on se suit mais…

Pourquoi ? Parce que je ne ressens pas le besoin d’interagir avec eux. Non, si vraiment on avait dû rester en relation, on serait restés, depuis 20 ans.

37La relation est limitée ici à une collecte d’informations et parfois de ressources potentielles. Il n’est pas d’emblée envisagé de s’engager plus loin. Les perdre à nouveau est une option possible, comme le dit Diane :

Après, moi, je pense que je ne le perdrai pas exprès, mais je pense que ça peut re‑disparaître, et si ça re‑disparaît, c’est que c’est comme ça, et qu’en fait, je garderai toujours les gens que je côtoie.

38Ces relations réactivées restent donc subordonnées elles aussi aux contextes de la vie courante : soit elles s’y intègrent si elles sont conformes aux « goûts » actuels et passent le cap des retrouvailles, soit elles se rendorment, définitivement ou jusqu’au prochain anniversaire. L’émergence de nouvelles relations sur Facebook est donc loin de se démarquer des milieux de vie. Il ne s’agit pas d’un univers à part, virtuel. Les effets du réseau pré‑existant et du contact visuel, la spécificité de certains milieux professionnels ou de loisirs, la fonction de ressource qui s’y avère centrale, ainsi que les tris qui y sont opérés, ancrent bien au contraire Facebook dans le monde social réel.

L’identification de « liens très faibles »

39Une partie des amis Facebook, certains liens nouveaux, activés ou réactivés, se situent sur un niveau intermédiaire entre la foule ou les relations de trafic anonymes, d’une part, et la fixation d’une relation interpersonnelle, d’autre part. On peut définir une relation comme « un lien qui dépasse la simple interaction, qui s’est inscrit dans le temps et qui s’est cristallisé au‑delà des échanges ponctuels » (Bidart et al., 2011). Facebook ne favorise‑t‑il pas certaines formes relationnelles, des « liens très faibles » en quelque sorte ?

On fait plus que se croiser…

40Les personnes acceptées comme amies sortent de la foule, du contexte : elles prennent une identité individuelle (un profil), délivrent des informations, sont inscrites dans une liste et peuvent être contactées très facilement. C’est là que réside sans doute une des spécificités de Facebook. Au lieu de se présenter comme une « nébuleuse » de liens très occasionnels (Bidart & Le Gall, 1996), indirects, souvent anonymes, fragiles et incertains, ils sont avec Facebook nommés, individualisés et joignables immédiatement sans engagement. Ils sont aussi conservés en mémoire, sans coût relationnel et restent potentiellement mobilisables. Ils forment ainsi une figure particulière du capital social, plus individualisée, plus directement et explicitement pourvoyeuse de ressources et pourtant moins engagée relationnellement que les relations en face‑à‑face.

41Ils partagent alors avec la personne une quantité considérable d’informations, qui demanderait quelques mois voire quelques années pour être échangée dans une relation en face‑à‑face. Certes, cette information est biaisée : on ne montre, d’une part, que ce que l’on veut bien montrer – « l’exposition de soi » (Granjon & Denouël, 2010) – et, d’autre part, le phénomène d’EdgeRank fait qu’on ne voit que ce qu’on aime le plus voir des personnes avec lesquelles on interagit le plus. Mais même biaisée, cette information joue un rôle crucial dans la poursuite ou l’abandon de la relation. En fonction de ce que l’un voit de l’autre, il va le garder ou non comme ami, commenter ou pas ses posts, développer ou pas les interactions et les échanges. C’est un dévoilement exceptionnellement dense et multiforme qui se fait sur les murs de Facebook, à peu de frais. Il touche des sphères que certains amis de longue date parfois n’effleurent même pas (opinions politiques, goûts culturels, « pensées » diverses…), ce qui est amplifié par le fait que cette information n’est pas dirigée. Ainsi, bien des amis découvrent que leur ami est « aussi » un amateur de matches de boxe, de littérature japonaise ou de permaculture. La place que tient cette information dans la relation est spécifique à Facebook et elle va s’ajouter aux autres facteurs d’homophilie relationnelle. Le partage d’intérêts communs pour des loisirs, des techniques, des arts, des lieux, des opinions va jouer un rôle filtrant, très important pour la sociabilité des quadragénaires, en plus du milieu social ou du niveau d’éducation.

42Outre l’information, la dimension de ressource est primordiale. Elle vient souvent au premier plan, explicitement, là où dans les relations en face‑à‑face elle reste au second plan en ne se révélant qu’avec l’épaisseur temporelle qui a construit la confiance, avec une dimension affective le plus souvent positive, et en cas de besoin légitime. En effet, on l’a vu, pour certains utilisateurs comme Jean et Sylvain, les amis sur Facebook, du moins ceux qui sont nouveaux ou réactivés, doivent d’emblée « avoir un intérêt ». On les accepte si l’on perçoit qu’ils peuvent apporter quelque chose, ne serait‑ce que dans la confection du « magazine » personnel, ou dans leur potentiel en autres amis intéressants. L’amitié en face‑à‑face doit à l’inverse se présenter comme désintéressée – même s’il est pensable qu’elle puisse in fine fournir des ressources. La prédominance de cette fonction de ressource avec Facebook irait dans le sens de la proposition de Mark Granovetter (1973) : c’est encore plus la force des liens très faibles que d’offrir des ressources si larges, ou même de se centrer explicitement et d’emblée sur cette fonction. Ces stocks de liens disponibles amplifient le champ des possibles dans un temps très court.

43Les amis nés ou réactivés sur Facebook sont donc davantage identifiés qu’une foule et sont souvent plus informatifs et plus utiles que les relations en face‑à‑face.

… mais moins que s’engager

44En revanche, dans bien des cas ces types d’amis réactivés sur Facebook sont moins chargés d’affects que les amis en face‑à‑face. Les expressions utilisées sont peu engageantes, souvent dépréciatives (« ça s’arrête là », « c’est pas plus que ça »…). Colette va plus loin :

C’est des anciennes personnes du groupe d’amis que je voyais, mais après, c’est pas important. C’est une hypocrisie totale de dire que c’est important si ça passe par Facebook. C’est distrayant, Facebook.

45Certains sont déclarés comme « obligés », comme le conjoint d’une copine ou la fille d’un beau‑frère. Les interactions avec ces amis sont pour la plupart limitées à se souhaiter bon anniversaire, à liker de temps à autre, ou à mobiliser la ressource identifiée. Ces amis ont peu d’histoire, d’engagement, mais aussi peu de perspective. Les échanges ne suffisent pas toujours à « embrayer » sur une véritable relation, engagée et durable, pour Solange :

On a l’impression de se connaitre sans se connaitre, de suivre leur vie sans se voir, quoi… Le moment, du coup, il est sympa, mais ça ne va pas forcément nous rapprocher. Enfin, pour l’instant, ça ne m’a pas forcément rapprochée d’une personne.

46Alors qu’une relation implique l’engagement à se reconnaître à nouveau et à reprendre la prochaine fois le fil de cette interconnaissance accumulée, sur Facebook on peut envisager de ne rien partager de plus, de figer ou même de laisser le lien de côté. Nicolas conserve ainsi certains amis un peu par inertie :

J’ai une Américaine qui était la petite copine d’un copain, ils se sont séparés mais à l’époque, elle m’avait demandé l’amitié sur Facebook et j’avais accepté. Donc, c’est probablement quelqu’un que je ne reverrai jamais dans ma vie et avec qui je ne communique pas du tout, mais qu’on garde, un lien dormant, on ne sait jamais.

47Pour Célia « c’est une relation moins importante. C’est pas virtuel mais… ». Léa a distingué une sous‑catégorie où elle range les liens utiles et obligés :

Il m’envoyait les différents modèles pour l’évolution de la robe, donc on s’est mis sur Facebook. Mais bon, je le mets en « connaissances », il n’a pas accès à tout mon mur. En fait, j’ai un groupe normal, et j’ai un groupe « connaissances » où eux ne voient que les trucs que je mets en public. Ils n’ont pas accès à mes photos. J’ai mis des filtres. C’est les amis par obligation. Par exemple, j’ai une cousine, ça me fait chier, carrément, mais elle m’a demandé comme amie et c’est ma cousine, je ne peux pas lui dire non, donc, je l’ai foutue en « connaissances ».

48En 2007 déjà, Léa avait une utilisation extrêmement stratégique du téléphone portable et des SMS, tout en déplorant les obligations relationnelles qu’ils impliquaient (rester connecté, répondre rapidement...).

49Dans certains cas, des liens gagnent à être maintenus à distance. Les faire intégrer la vie courante actuelle serait une épreuve que Diane n’est pas prête à vivre :

Je m’entendais bien avec Séverine, je l’aimais bien, mais après, ce qu’elle est devenue, est‑ce qu’on s’entendrait toujours bien ? On ne sait pas, parce que là, on ne se côtoie que par Facebook. C’est vrai que c’est des gens, on a apprécié de les connaître, mais est‑ce que dans la vie de tous les jours on serait toujours amies ? Des fois je me demande.

50Pour Viviane, Facebook est surtout un bon moyen d’échange lorsque le lien n’est pas assez fort pour prendre son téléphone :

J’ai un cousin qui s’est invité sur mon Facebook et c’est vrai que des fois, ça nous arrive de parler alors que tu n’oses pas appeler, forcément, parce que… Je pense que c’est une autre démarche, d’appeler, aussi, que là, mon cousin, ça fait des années que je ne l’ai pas revu, c’est un cousin éloigné...

51Facebook pourrait donc être situé en amont de contacts plus impliquants.

Une « antichambre » relationnelle

52Facebook est parfois utilisé pour un premier contact, une sorte de test. Célia l’envisage comme un « premier pas » pour renouer avec une partie de sa famille :

Par exemple, au décès de ma grand mère, j’ai revu mes tantes et ma cousine avec qui je n’avais plus de contact alors qu’on a été très très proches. Et je me dis, là, j’aurais envie de renouer avec elles, et comment je le ferais, c’est par Facebook. J’ai pas envie de leur écrire un mail. Je me dis que ça peut être le début de retisser un lien. Dire « voilà, je ne t’ai pas oubliée, t’es là »… Ça ne coûte rien…

Et ça engage moins qu’un mail, finalement ? Oui, ça engage moins. Là, j’essaierais bien de faire le geste, « je t’ajoute dans mes amis »… Alors peut être qu’elle va me refuser, mais ça montrera déjà s’il y a un lien… Enfin, non, un début…

Et ça peut rester comme ça longtemps ? Oui, ça peut rester. Mais je n’ai pas envie de lui téléphoner, je n’ai pas envie de lui écrire, mais le lien Facebook peut être relancé.

53Facebook assure donc aussi une fonction d’« antichambre » relationnelle : on se contacte, on s’accepte comme ami, puis on attend de voir… Voir si l’envie est réciproque, puis si les informations glanées sont utiles ou pertinentes, si l’on a les mêmes goûts, si le lien endormi trouve là des raisons de se réveiller davantage, si le contact peut aller au‑delà... Parfois, c’est même plus un potentiel relationnel qui est envisagé, comme pour Nicolas, expatrié, pour qui la proximité géographique est pourtant une condition à la réactivation :

Quand on voyage énormément, il y a toute une liste de gens, de vieilles connaissances, avec qui je n’ai pas forcément de contact, mais avec qui je suis en lien sur Facebook tout simplement parce que c’est le passé, c’est des relations de circonstances, lors des périples… C’est des gens avec qui on n’a pas suffisamment d’affinités pour garder des contacts à distance, mais suffisamment pour garder une relation quand on est dans la même zone géographique. Donc, en fait, on garde tous ces contacts là parce qu’on se dit que ça pourrait faire un bon copain si un jour on se retrouve dans la même zone, par hasard.

54Une partie des contacts noués ou renoués sur Facebook se présente plutôt comme une liste de liens juste activés, à développer éventuellement vers une relation, un jour, si les circonstances s’y prêtent, ou à laisser de côté sans regrets. La force de Facebook est peut‑être, entre autres, d’occuper cet espace entre, d’une part, la foule ou le cercle social, et d’autre part, les relations solidifiées par leur histoire vécue dans les contextes sociaux.

Ce que Facebook fait aux relations existantes

55Mais Facebook ne concerne pas seulement les liens nouveaux ou réactivés. Il est utilisé également avec des amis de longue date, des copains de fête, des clients, des parents, surtout par ces quadragénaires qui ont déjà stabilisé leur réseau de liens forts… Que leur apporte‑t‑il ?

Empêcher de perdre des liens

56Facebook peut contribuer à conserver des relations menacées de disparition. Certains liens forts éloignés géographiquement, certains cercles sociaux qui se diluent ou encore certains liens faibles rarement activés peuvent s’y entretenir avec une certaine régularité et éviter de devenir des liens dormants.

57Il est par exemple parfois difficile de renoncer à des liens familiaux, compliqué aussi de les réunir, et Facebook peut permettre de rester averti des transitions importantes. C’est le cas dans la famille élargie de Vérène, par exemple :

Quand je dis famille, c’est cousins, cousines, tontons, tatas, vu qu’on est 150 ou 200… De temps en temps, par rebond, machin est allé au mariage de truc et du coup, on se reconnecte pas mal par Facebook pour avoir les news de tous, ça permet d’avoir des petites bribes de nouvelles, entre deux.

58Florence évoque d’autres types de relations qu’elle aurait perdues de vue sans Facebook : « Alors, Martine, je l’aurais complètement oubliée s’il n’y avait pas Facebook… Enfin, pas oubliée, mais perdue de vue ». Or, les petits signaux phatiques sur Facebook provoquent une réponse minimale du type « on est toujours là », qui fournit éventuellement l’occasion d’en dire davantage ensuite avec un message et qui entretient des liens en perte d’intensité (Licoppe, 2009). On peut « reconnecter ». C’est le cas par exemple lorsque l’éloignement géographique met le lien en péril, comme pour Vérène :

Mes copains d’enfance, Arnaud et Sabrina, il y en a un en Chine et l’autre en Nouvelle Calédonie. On ne ferait plus la démarche par Skype. Ils sont partis depuis vraiment longtemps… Et le lien se distend, avec le temps, ça s’étiole quand même un peu. […] Facebook, ce que ça change, ça fait un super pense bête, ça vous donne les anniversaires des amis, et du coup, il y a des gens que je vois trop peu, on ne reprend pas des nouvelles, et tout à coup, il y a le petit machin Facebook qui dit que c’est l’anniversaire, ça permet tout à coup de renvoyer des nouvelles, ça permet de reconnecter des fois alors qu’on n’arrête pas de reporter.

59Pour Gaël, c’est son propre départ à l’étranger qui l’a séparé de ses amis :

On allait manger ensemble, on faisait des fêtes ensemble, quoi. Mais avec l’éloignement, c’était le seul lien qui m’unissait encore à ces gens‑là. C’était juste : « qu’est ce que tu deviens ? », « j’ai un nouveau boulot » ou « ma fille a eu la varicelle »… Un quotidien, quoi.

60La régularité de l’information permet de « garder le fil », de ne pas amplifier le décalage. Elle donne l’impression de conserver une sorte de quotidien, comme pour Léa :

Là, quand on se revoit, c’est comme si on s’était quittées la veille, finalement. Parce qu’il y a ce lien. Marie‑Ange, à Nouméa, elle sait que je viens d’acheter une maison. Et bientôt, je vais lui envoyer des photos de la déco, et quand elle viendra, elle connaîtra déjà la baraque.

61Parfois des liens forts avec des amis d’enfance sont conservés ainsi depuis longtemps, sans s’être jamais endormis. C’est le cas en particulier pour Nicolas qui a connu Andrew aux États‑Unis et a ensuite vécu au Pays de Galles, en Espagne, en Italie et enfin au Maroc.

Avec Andrew, j’essaie de garder le lien parce que j’ai vécu des choses très fortes avec lui. On avait vraiment une amitié, on s’entendait vraiment beaucoup. Donc, on essaie de le garder, parce qu’on ne sait jamais… Peut être qu’un jour, on habitera à cinquante kilomètres l’un de l’autre. […] On a tous besoin de racines, donc on a l’impression, les gens qu’on a rencontrés, les expériences qu’on a vécues avec eux, c’est ce qui fait de nous ce qu’on est aujourd’hui. Il y a des amis qu’on n’a pas envie de perdre, parce qu’on se dit que ça fait partie de nos repères.

62Pour ces liens très forts symboliquement mais rarement fréquentés en face‑à‑face, Facebook s’avère un outil de sauvegarde important.

Contribuer au renforcement des liens

63Facebook permet des communications aisées, des rappels automatisés mais, surtout, diffuse une quantité inédite d’informations sur les personnes désignées comme amis. Dans la vie en face‑à‑face, chaque relation ouvre un « petit monde » avec ses ressources, ses connaissances, son mode de vie, ses propres relations (Bidart, 2008). Mais cela peut prendre des années pour connaître les multiples facettes des amis, au fur et à mesure qu’ils les dévoilent. Dans les conversations, chacun ne présente qu’une partie de soi, ou qu’une partie de sa vie à la fois. Par contraste, avec Facebook chacun peut découvrir en instantané une très grande quantité de facettes de chaque ami : ses goûts culturels, ses opinions politiques, ses amis et leurs facettes à eux... La quantité d’informations disponible peut être bien plus dense et surtout variée qu’au fil de la construction d’un lien en face‑à‑face qui se routinise au sein de ses contextes. Cette multiplication des informations sur les amis peut intervenir sur les relations amicales.

64L’information disponible permet d’alimenter le contenu des échanges, « ça donne un peu de grain à moudre », comme dit Jean :

Souvent, on parle de ce qu’on a vu ou commenté sur Facebook. Par exemple, elle est infirmière psy, elle bossait beaucoup de nuit, et un beau jour, elle marque : « bon allez, terminé la nuit, j’ai un poste de jour ». Tu la vois à Noël, tu lui dis : « alors, ça va, c’est fini la nuit ? », ça démarre de ça parce que tu es un peu au courant de ce qu’elle fait. Et ça emboîte le pas sur une conversation. Et moi, je poste un film. Et elle : « oh, j’ai vu que tu avais tourné un film avec de Caunes, c’est génial… ». C’est ça, les gens, ils veulent savoir ce genre de choses donc ça donne un peu de grain à moudre.

65Diane raconte ainsi qu’elle a rencontré par hasard une ancienne amie avec qui elle n’aurait rien eu à raconter si elles n’avaient pas été amies sur Facebook. Les informations dont elle disposait lors de cette rencontre inopinée ont permis, selon elle, qu’une conversation démarre et que la relation reprenne.

66Facebook peut aussi contribuer à renforcer certaines relations par un effet de révélation d’informations positives, qui engagent à poursuivre. Solange a ainsi vu remise en cause son opinion :

Il y a des amis de mes parents, je ne savais pas qu’ils faisaient du saut en parachute… Ils n’en avaient jamais parlé, ils l’ont mis sur Facebook et c’est comme ça que j’ai appris qu’ils avaient cette passion‑là…

Vous en reparlez après entre vous ? Ben oui, parce que du coup, quand j’ai vu la photo du saut, j’ai dit : « cap ? Moi : pas cap ! Là, vous me surprenez ». J’étais fière d’eux. Je les voyais plutôt dans le potager ou dans le jardin, ou faire de la randonnée, mais jamais ça.

67Nicolas a distingué une de ses cousines par le contenu de ses posts, et l’a revue, ce qui a fait démarrer une relation personnelle :

J’ai pu être surpris positivement par certaines publications, et ça donne envie d’approfondir le sujet, de se revoir… Comme Hélène, ma cousine. On s’est rendu compte qu’on avait énormément de points en commun. Sur l’écologie, l’éducation, la philosophie de vie… Sur tout un tas de choses, la façon dont on envisage l’avenir… On s’est vus plusieurs fois et c’est une des rares cousines que je vois de temps en temps.

68La diversité des informations disponibles peut donc participer à l’éclosion d’un intérêt nouveau, qui lui‑même engagera un renforcement de la relation. Là encore, il est favorisé par les algorithmes qui promeuvent des centres d’intérêts communs et renforcent leurs appréciations. Mais cette information peut aussi avoir l’effet inverse, et là encore le dispositif Facebook permet de mettre fin en douceur à certaines relations…

La fin de certaines relations

69Les informations disponibles peuvent parfois amener à la fin d’une relation sur Facebook, comme lorsque les centres d’intérêt divergent trop. Certaines personnes sortent de l’esprit « bon enfant » de Facebook, en postant des choses trop sérieuses ou graves. La « révélation » d’opinions politiques a été fatale pour un ami de Solange :

J’ai remarqué qu’il était raciste et moi, j’ai des amis qui sont de différentes origines, je ne savais pas qu’il votait Le Pen et ça m’a bien chagrinée. Et par respect pour mes amis, et puis même, je lui ai dit qu’il avait le droit d’avoir ses opinions mais qu’il n’était pas obligé de les mettre sur ce genre de support. Je l’ai supprimé de mes relations. Là, je le croise dans la rue, je ne sais même pas si je lui dirai bonjour.

70Même des liens forts sont concernés : Florence a supprimé de sa liste des amis qu’elle qualifiait de proches, après avoir lu certains posts. Nicolas a eu lui aussi une expérience malheureuse : « quelqu’un de très sympa, de très ouvert, de très cordial, etc., et qui a des publications sur Facebook complètement fascistes. Je ne m’y attendais pas ». Gaël a été très déçu par ses amis sur Facebook qui continuaient à être légers alors qu’il annonçait sa maladie. Il a du coup clôturé son compte. D’autres récits font état de propositions indécentes faites à des enfants, de révélations déplacées sur le lieu de travail, etc. Ces incidents alimentent d’ailleurs les critiques à l’égard de Facebook.

71La suppression de la liste, ou l’activation de filtres comme « ne plus suivre » peuvent se faire en toute discrétion. La rupture relationnelle est douce sur Facebook dans la plupart des cas et est modulée par les multiples dispositifs à disposition des utilisateurs. Mais il arrive que la personne désire aller plus loin et s’explique avec son ami. Il s’agit alors de signifier clairement la fin de la relation, sur la base d’un désaccord avec ce qui a été affiché. Il s’agit là aussi souvent de partage d’affirmations politiques, qui peuvent exacerber les positionnements de personnes qui en face‑à‑face n’auraient peut‑être pas communiqué sur ce point. Cette rupture se fait alors parfois plus clairement et explicitement que dans une relation en face‑à‑face, où l’on aurait simplement évité la personne et laissé s’évanouir le lien. Là, la raison de la rupture est affichée, révélée et porteuse directement de ses conséquences. Katia a ainsi supprimé une amie de ses contacts :

Je lui ai dit, « non, en fin de compte, je préfère t’enlever, on est trop sur des trucs totalement opposés, je ne peux pas ». Je lui ai dit que si j’avais su avant, je ne lui aurais même pas parlé.

72Le sujet du conflit a été durci par les partages sur Facebook et la dissension a contaminé la relation jusqu’à sa rupture brutale.

73Mais ceux que l’on supprime sont surtout les amis inactifs sur Facebook. Ils peuvent rester dormants un certain temps, sans être sollicités ni se manifester, laissés simplement « dans un coin » de la liste. Mais plus facilement que dans les relations en face‑à‑face, ils peuvent aussi être supprimés sans douleur et sans grandes explications. Bien des personnes font ainsi un « tri » régulier, comme Solange :

Virginie, la femme de Loïc, que je ne vois plus aujourd’hui, je ne l’ai pas gardée, des gens avec qui j’avais jamais de contact ou qui ne faisaient pas de commentaires non plus… Ceux qui ne sont pas très actifs.

Est‑ce que ça a eu des conséquences, parfois, dans les relations ? Non, parce que je n’ai pas de contact avec eux, donc...

74Parfois il s’agit surtout de supprimer les liens trop vite acceptés auparavant. C’est ce qu’a fait Gaël : « Il n’y avait quasiment pas eu de relation, c’était plus un copain d’un copain, j’ai accepté par ouverture d’esprit, et je me suis aperçu que ça ne servait à rien ». En effet, au bout de quelque temps les amis acceptés dans la foulée d’un événement ou parce que l’on n’a pas osé refuser s’avèrent « inutiles » parce qu’ils ne collaborent pas finalement à l’enrichissement du « magazine » personnel, ou parce que l’on vérifie, au fil des posts et du temps qui passe, qu’on n’ira pas plus loin. Même des amis d’enfance retrouvés mais non actifs peuvent être finalement supprimés, comme pour Vérène :

J’ai fait du nettoyage. Il y a des gens qui demandent, des connaissances de travail et d’autres dans le cercle des amis d’enfance, mais finalement, au bout de huit ou neuf ans, on les a jamais vus, on n’a jamais communiqué, ça n’a pas d’intérêt. J’ai eu tout à coup une vague où je les ai supprimés, et si je le faisais régulièrement, je pourrais en supprimer encore. Ça ne me sert à rien. C’était un effet de mode, au début : « t’as combien d’amis ? ». Donc, du coup, on acceptait des gens, même si c’était vraiment un cercle lointain, et puis, à un moment, j’ai viré tout le monde, quoi.

75Typiquement pour ces quadragénaires à la sociabilité devenue sélective, le processus de tri s’enclenche, et certains amis qui habitent loin, qui postent peu ou rien d’intéressant, et dont on sait qu’on ne les verra pas, en font les frais. Il a fallu un peu de temps et d’expérience, après la première adoption de l’outil, pour que ces quadragénaires l’utilisent de manière cohérente avec leurs exigences d’adultes, moins investis dans la quantité que dans la qualité des relations. Il leur faut un peu trier et cloisonner. Après des séparations conjugales par exemple, les amis de l’ex‑conjoint peuvent difficilement être conservés. Ils sont alors supprimés, car comme le dit Viviane, « ils pourraient côtoyer le père de mes enfants, et je n’ai pas envie qu’il connaisse ma vie ».

76Facebook en matière relationnelle est donc bien enraciné dans les contextes sociaux et bien impliqué aussi dans les histoires de la vie. Si quelques spécificités de l’outil modifient l’exercice de la sociabilité (listes, rappels, EdgeRank, coordination, information, antichambre…) et contribuent à créer, à sauver de l’oubli mais aussi à condamner quelques relations, elles ne s’extraient pas des processus sociaux ordinaires de sélection à partir des contextes mais les accompagnent plutôt.

Conclusion

77L’individualisation des liens sur Facebook et l’auteurisation de soi ont pu nourrir l’hypothèse d’une autonomisation de ce monde « virtuel » au regard du monde social et de ses divisions. Mais la réalité des pratiques relationnelles en ligne des quadragénaires nous signale à l’inverse un fort ancrage dans les contextes.

78Avec les liens forts, Facebook ne fait que s’ajouter à l’empilement et l’entrelacement des outils de communication qui caractérisent les liens anciens, polyvalents, chargés d’affectivité. Il ne modifie pas, ou peu, la force ou le ressort du lien, mais contribue à diversifier les formes de la visibilité (Cardon, 2008). Ce flux d’information peut révéler des facettes des amis jusque‑là insoupçonnées et, plus rarement, aller jusqu’à questionner la relation. Facebook développe une grande variété et sophistication dans la gestion des liens, ainsi qu’une grande réflexivité sur l’exercice de la sociabilité (Grossetti, 2014).

79Les liens faibles sont davantage concernés par un éventuel effet de Facebook sur leur émergence et leur évolution. Facebook est un espace de multiplication de ressources, où la force des liens faibles, mais aussi ajoutons‑nous des liens très faibles, est au cœur du processus. En contribuant à individualiser et à faciliter le contact avec des personnes qui avaient été juste entrevues dans des cercles sociaux ou en compagnie d’amis, cet outil permet de fixer leur identification, de conserver leur accès et d’ouvrir leur fenêtre d’information. Ces liens possibles, latents, sont activés en devenant amis. Dans certains milieux sociaux, ceux des indépendants ou des artistes en particulier qui sont souvent de grands usagers de Facebook, ces liens très faibles peuvent être stockés en mémoire « au cas où ». Leur fonction de ressource plus ou moins spécialisée prend alors le pas sur la dimension affective et sur la sociabilité. L’ampleur et la diversité des informations échangées alimentent aussi la fonction de « magazine ». L’impact le plus important de Facebook est donc à chercher surtout du côté des liens faibles et très faibles, et de sa capacité à ouvrir, multiplier et gérer des espaces d’échange d’informations. En s’appuyant sur le mode de la « conversation ordinaire entre proches », Facebook tend à y faire entrer des contenus informatifs de plus en plus variés et à renforcer les enjeux de visibilité. Il contribue ainsi à « l’élargissement de la périphérie du réseau des amis vers des liens moins forts » (Cardon & Prieur, 2016, p. 245).

80Cela étant, selon les âges les rapports à Facebook et leurs impacts diffèrent (Mc Andrew & Sun Jeong, 2012 ; Wiederhold, 2012). Peut‑être davantage que les adolescents, ces quadragénaires montrent des pratiques modérées, ancrées et très réflexives de l’outil Facebook. Ces usages correspondent à leurs besoins plus ciblés que ceux des jeunes et répondent davantage à leur mode de sociabilité plus restrictive et sélective. Les jeunes, eux, s’inscrivent davantage dans une large sociabilité en ligne, centrée sur le partage et acceptent par exemple plus que les autres générations de nouveaux amis inconnus (Dang Nguyen & Lethiais, 2016). Facebook est pour les adolescents un espace public dans lequel ils recherchent surtout le développement de leur popularité, même s’ils sont quand même alertés sur leur privacy et leur agency (boyd, 2016). Les lycéens par exemple peuvent avoir fréquemment 500‑600 amis, même si leur moyenne tourne autour de 300 (Jehel, 2015). Ils font moins de tri dans leurs amis que les quadragénaires. Pour autant, ces derniers développent eux aussi une frange de liens très faibles, en réserve, qui sans en avoir l’air augmentent leur « surface sociale » sans beaucoup impacter leurs relations en face‑à‑face.

81Facebook finalement amplifie le différentiel entre les fonctions des liens forts et des liens faibles : l’outil peut contribuer aux processus de tri qui font la spécificité des premiers – surtout pour les quadragénaires –, mais également et surtout, à la circulation d’informations variées qui font la spécificité des seconds.

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Notes

1 . L’EdgeRank est l’algorithme de Facebook qui organise la structuration de ce qui apparaît sur le mur de chaque utilisateur en fonction des affinités repérées avec les autres utilisateurs. Trois critères sont au moment de notre enquête – mais cela évolue très vite – déterminants : le nombre d’interactions entre utilisateurs (aller sur un profil régulièrement et lui envoyer souvent des messages), un poids plus important donné aux commentaires qu’aux like et enfin l’ancienneté du lien.

2 . Pour en savoir plus, voir l’annexe électronique : https://sociologie.revues.org/2991.

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References

Electronic reference

Claire Bidart and Cathel Kornig, « Facebook pour quels liens ? », Sociologie [Online], N° 1, vol. 8 |  2017, Online since 07 May 2017, connection on 19 April 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/2968

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About the authors

Claire Bidart

claire.bidart@univ-amu.fr
Directrice de recherche CNRS, sociologue, Aix Marseille Univ, CNRS, LEST, Aix en Provence, France.

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Cathel Kornig

cathel.kornig@icloud.com
Sociologue indépendante, Membre associé du Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail, Aix Marseille Univ, CNRS, LEST, Aix-en-Provence, France

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