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HomeNumérosN°4, vol. 6DébatsDe la recherche à l’expertise et à l(…)

De la recherche à l’expertise et à l’engagement

Retour sur une mission sur la participation dans la politique de la ville
From research to expertise and public commitment. The return to an expert mission on participation in urban policy
Marie-Hélène Bacqué

Abstracts

Cet article propose un récit réflexif du processus d’élaboration d’un rapport ministériel et de sa réception, analysé comme expérience de co‑production menée par une chercheure et par un responsable associatif, et comme expérience d’engagement d’une sociologue dans l’action publique et aux côtés de mouvements sociaux.

From research to expertise and public commitment. The return to an expert mission on participation in urban policy

This article develops a reflexive narrative of the process of the elaboration of an expert report written for the French government. In so doing, it attempts to analyze the process as an experience of co‑production by a researcher and a community leader, and as an experience of engagement by a sociologist of public policies and social movements.

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Full text

1Le 8 juillet 2013, devant une assemblée composée de journalistes, de responsables associatifs, d’universitaires et de représentants de l’administration d’État, Mohamed Mechmache, responsable associatif, et moi‑même, universitaire, rendions au ministre de la Ville François Lamy, un rapport intitulé Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires. Ce jour-là, dans les salons du très chic hôtel de Castries dans le septième arrondissement, sur le boulevard Saint Germain, les membres du collectif ACLEFEU créé à Clichy-sous-Bois à la suite des révoltes de 2005, dont Mohamed Mechmache est le président, arboraient sur leurs tee‑shirts noirs et jaunes le slogan Plus sans nous. Plusieurs participants à la conférence citoyenne organisée trois semaines plus tôt pour discuter du rapport avaient fait le voyage de Toulouse, de Grenoble ou de Lyon. Le moment était à la fois solennel et joyeux : six mois de travail dense et collaboratif s’achevaient, débouchant sur « une plus trente propositions » mais surtout sur une attente et une espérance forte et sur une dynamique collective.

2Je voudrais dans cet article proposer une analyse rétrospective du processus d’élaboration de ce rapport et de sa réception, analysé comme expérience de co‑production menée par une chercheure et par un responsable associatif et comme expérience d’engagement d’une sociologue dans l’action publique, aux côtés de mouvements sociaux.

3L’appel à des universitaires pour la production de rapports politico‑administratifs n’est pas chose nouvelle, même si les élus et les membres des grands corps de l’administration sont plus souvent sollicités. Peu de chercheurs cependant ont fait partager leur analyse réflexive sur cet exercice particulier. On peut voir là l’expression de la coupure nette qui est souvent opérée entre leurs activités de recherche et celles de l’expertise ou leurs engagements. D’un côté, une activité scientifique rigoureuse ; de l’autre, la subjectivité ou la dépendance à une commande. Pourtant, comme le souligne Dominique Schnapper à partir de son « expérience‑enquête » au Conseil constitutionnel, « l’engagement n’est pas contradictoire avec la distanciation » et il est aussi source de connaissance. Plus largement, Christian Topalov a montré, en publiant la correspondance de Maurice Halbwachs lors de son voyage aux États‑Unis (2012), que la production scientifique des chercheurs ne peut se comprendre en dehors de leurs implications sociales. En suivant Philippe Corcuff, on peut avancer que ces implications sont tout à la fois « des obstacles et des points d’appui » pour le travail scientifique, la « dialectique de l’engagement et de la distanciation, de la compréhension et de l’objectivation, alimentant une logique de distanciation compréhensive ou compréhension distanciée » (Corcuff, 2011).

4La relation des chercheurs avec le monde opérationnel et en particulier avec l’État, « contre l’État » pour reprendre la formule de Michel Amiot (1986), a par ailleurs été constitutive du développement de la sociologie urbaine. De même, la construction d’un champ de recherche sur la participation a accompagné la montée en puissance de l’impératif participatif (Blondiaux & Sintomer, 2009). Les chercheurs ont joué à la fois un rôle analytique, critique, parfois normatif et un rôle de diffusion de savoirs, d’idées et de dispositifs pratiques. Ils ont ainsi développé différentes formes de collaboration avec des acteurs politiques, professionnels et associatifs. L’exercice du rapport représente une modalité spécifique de ces collaborations. Pour autant, il reste un objet négligé des sciences politiques.

5Si l’élaboration d’un rapport n’appartient pas au registre de l’activité de recherche, il en constitue bien un prolongement qui mérite d’être interrogé quant à ses effets sur les politiques publiques, mais aussi du point de vue des modalités d’engagement et de prise de position qu’il implique pour le chercheur. Tel est l’objectif de cet article qui s’appuiera pour cela sur un récit distancié. Tout au long des six mois de cette mission et dans l’année de « service après vente » qui a suivi, j’ai tenu un carnet de terrain. Les observations et commentaires que j’y ai consignés constituent le corpus principal sur lequel s’appuient les analyses développées ici. Le retour sur ces notes permet d’analyser avec recul des faits ou des impressions pris sur le vif, de limiter les biais d’une reconstruction a posteriori et le risque de l’auto‑justification. Ce corpus a été complété d’une revue de presse, d’une analyse des débats parlementaires et de quelques entretiens post‑mission. C’est donc un récit à la première personne que je livre ici, qui ne prétend pas répondre à toutes les problématiques posées par l’expérience relatée mais plus modestement contribuer à ouvrir la boite noire de la production non académique des chercheurs.

6Après avoir présenté la nature et le contexte dans lequel s’est déroulée la mission (1), j’analyserai les enjeux de légitimation posés par cet exercice en duo (2), je reviendrai sur la dimension délibérative et participative de la production du rapport comme réponse aux risques d’instrumentalisation pressentis pas ses auteurs (3) et enfin sur sa réception par les instances administratives et politiques et surtout par le monde associatif (4).

Les contradictions d’une mission

7Cette mission sur la participation dans la politique de la ville nous est confiée en janvier 2013 dans le cadre de la refonte de la politique de la ville conduite par le ministre socialiste François Lamy. La politique de la ville qui correspond en fait à un ensemble de dispositifs spécifiques aux quartiers populaires a plus de trente ans ; elle s’est progressivement institutionnalisée et ses résultats sont très discutés à droite comme à gauche. Bien que la participation en ait constitué dès l’origine une des dimensions principales, elle est restée une injonction et de nombreux travaux ont décrit l’enfermement du tissu associatif et de l’initiative habitante dans des logiques descendantes d’appels d’offre et de mise en concurrence (Carrel, 2013).

La participation, un prolongement de la réforme de la politique de la ville

Je plaide pour une autre voie. Permettez‑moi de m’adresser en particulier aux habitantes et aux habitants des quartiers. Je veux leur dire qu’à travers cette consultation, je ne les invite pas seulement à s’asseoir autour de la table, je les invite à renverser la table. Je leur dis : l’avenir n’est pas écrit. Cette concertation sera ce que vous en ferez. […] Dans la concertation qui est lancée aujourd’hui, je souhaite, vous l’aurez compris, que les habitants prennent toute leur place.

8C’est ainsi que Cécile Duflot, ministre de l’égalité des territoires, s’adresse à une assemblée d’élus, de responsables administratifs et de professionnels de la politique de la ville réunis à Roubaix le 11 octobre 2012, à l’initiative du ministre délégué de la Ville pour le lancement de la concertation nationale « Quartiers : engageons le changement ! » qui doit préparer la réforme. Un public caractérisé par la quasi absence d’habitants et de responsables associatifs alors même qu’un des thèmes majeurs des discussions est le retour de la dimension sociale de la politique de la ville après dix années de rénovation urbaine conduite « d’en haut ».

9À partir de cette assemblée, trois groupes de travail portant respectivement sur la réforme de la géographie prioritaire, sur la rénovation de la méthode contractuelle et sur la redéfinition des priorités thématiques se réunissent pendant quatre mois pour rendre leurs conclusions le 31 janvier 2013. Leur animation est confiée à des élus et à des préfets et elle est encadrée par l’administration centrale. Ce n’est qu’à la restitution de ces groupes de travail, alors que plusieurs voix se sont inquiétées de l’absence des habitants, qu’intervient notre mission.

10Comme l’indique la lettre de mission, celle‑ci est conçue comme un « prolongement » de la réforme de la politique de la ville : elle n’en est pas moins très attendue tant par les professionnels que par les responsables politiques. Fait exceptionnel, le Premier ministre s’engage lors du Conseil interministériel des villes du 19 février 2013 à mettre en œuvre les préconisations du rapport, avant même que celui‑ci ne soit écrit.

11On ne peut que relever le paradoxe : bien qu’elle soit présentée comme centrale, la question de la participation n’intervient que comme prolongement d’une réforme sur laquelle les citoyens et responsables associatifs ont été peu ou pas consultés. De fait, il s’agit de prendre un train en marche, ce qui conduira à un télescopage de calendrier : la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine est déposée en juin 2013, avant même la remise du rapport. Elle porte essentiellement sur les critères de labellisation des quartiers politique de la ville et sur l’administration de cette politique. Les propositions du rapport ne seront donc inscrites dans la loi que par amendements au moment de la discussion à l’Assemblée nationale et au Sénat en février 2014.

12La lettre de mission pose cinq objectifs. Il s’agit d’abord de clarifier les objets du débat autour de la participation. Sont attendues des préconisations sur la façon d’améliorer ou de moderniser les dispositifs de participation institutionnelle, de mieux prendre en compte les personnes et les communautés vivant dans ces quartiers notamment celles qui sont les plus absentes du débat public, de consolider la place des associations dans la construction et la mise en œuvre des projets de quartier et de développer le pouvoir d’agir des habitants des quartiers. Elle insiste par ailleurs sur « les outils, méthodes et dispositifs d’accompagnement, sur les nouvelles compétences à développer chez les professionnels et dans les services et sur les modalités d’évaluation ».

Quelques repères chronologiques

11 octobre 2012, le ministre de la Ville lance la concertation nationale « Quartiers : engageons le changement ! ».

15 janvier 2013, nous recevons la lettre de mission.

15 janvier 2013, le ministre inaugure quatre débats citoyens à Bobigny.

19 février 2013, lors du Conseil interministériel des villes, le Premier ministre s’engage lors du Conseil interministériel des villes du 19 février 2013 à mettre en oeuvre les préconisations du rapport qui vient à peine de nous être confié.

juin 2013, dépôt du texte de loi à l’Assemblée nationale.

29 et 30 juin 2013, conférence citoyenne pour discuter du contenu du rapport.

8 juillet 2013, remise officielle du rapport au ministre, conférence de presse.

février 2014, débat à l’Assemblée nationale suivi du débat au Sénat.

8 février 2014, Paris, assemblée préparatoire à la constitution d’une coordination nationale des quartiers populaires.

septembre 2014, Nantes, constitution de la coordination « Pas sans nous ».

13L’implicite de la commande est que la participation est une bonne chose mais un objectif difficile à atteindre dans les quartiers populaires. La participation y renvoie à plusieurs enjeux déjà pointés par les travaux universitaires (Blondiaux, 2008 ; Bacqué & Sintomer, 2005) : la modernisation des services publics et des institutions, le renforcement des liens sociaux et, d’un point de vue politique, la représentation et l’expression des classes populaires avec un rappel à la perspective de changement social déterminante dans les prémices de la politique de la ville. Lors de son intervention à l’université d’été du parti socialiste en août 2013, François Lamy précisera qu’il s’agit ainsi de « faire face aux extrémismes ».

Les quartiers populaires trente ans après la marche pour l’égalité

14Pour comprendre plus largement les enjeux de cette mission et les conditions dans lesquelles nous la conduirons, il est utile de rappeler quelques dimensions du contexte politique en France et dans les quartiers populaires en janvier 2013.

15En premier lieu, il existe au sein du parti socialiste (PS) une discussion sur les classes populaires. Alors qu’au moment des élections présidentielles certains cercles politiques qui gravitent notamment autour de la fondation Terra Nova considéraient qu’elles ne constituaient plus un enjeu central en raison de leur défection électorale, celles‑ci ont pourtant contribué à l’élection de François Hollande. Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki ont analysé les causes du divorce entre le PS et les catégories populaires, cette question ayant « fait l’objet de débats incessants et de controverses au PS depuis 2002, notamment après la victoire du non au référendum sur le traité européen ». En particulier, la vision d’une « société composée non plus de classes sociales mais d’une agrégation d’individus sans conscience collective » s’est imposée au sein du parti socialiste au cours des deux dernières décennies ; la composition élitiste et le fonctionnement autocentré de la « société des socialistes » font que « le peuple est désormais moins pour le PS “une cause à défendre” qu’un “problème à résoudre” » (Lefebvre & Sawicki, 2007, p. 29). En janvier 2013, l’attente est forte dans les quartiers populaires vis‑à‑vis du nouveau gouvernement. Les électeurs ont encore en tête les discours du candidat à la présidence sur sa dénonciation du capitalisme financier. Deux promesses faites pendant la campagne, à forte portée politique et symbolique sont attendues : le droit de vote pour les étrangers non communautaires aux élections locales promis par le parti socialiste depuis trente ans et le récépissé de contrôle d’identité visant à lutter contre le contrôle au faciès. Ces engagements ne seront pas respectés d’où un climat de défiance quand nous irons à la rencontre des associations et des habitants.

16En second lieu, l’année 2013 est aussi celle des trente ans de la marche pour l’égalité, un enjeu pour les mouvements sociaux comme pour le parti socialiste. Ces commémorations ne se passeront pas comme le ministre de la Ville l’avait rêvé, qui avait mis à disposition des associations un budget spécifique, organisé une série d’initiatives, proposé un événement fédérateur. Les stratégies de récupération de la marche par le PS à travers la création de SOS Racisme sont encore trop présentes dans les mémoires (Hajjat, 2013). Toumi Djaïdja, l’un des initiateurs de la marche, inflige ainsi un camouflet au ministre en refusant de le rencontrer lors d’une initiative programmée à Lyon. Mais ces commémorations témoignent aussi des divisions qui traversent les anciens marcheurs comme les milieux militants des quartiers populaires et de leur incapacité à se mettre d’accord pour organiser un événement commun. L’année 2013 est celle de la disparition du Forum social des quartiers populaires (FSQP créé en 2007), tentative de structuration d’un mouvement des banlieues qui se réclame de l’héritage de la marche. S’exprime ainsi la difficulté pour les mouvements sociaux issus des quartiers populaires à se poser comme interlocuteur multiple mais coordonné. Ainsi, lorsque le Président de la République, décide par deux fois au cours de notre mission de recevoir des « représentants des banlieues », il choisit ses interlocuteurs parmi des responsables associatifs divisés. Ces trente ans, tout en faisant mesurer une avancée dans les discours de la question des discriminations, mettent aussi en évidence la prégnance de la discrimination raciale, la montée de l’islamophobie, l’accroissement des inégalités, la non reconnaissance de la jeunesse issue des quartiers populaires et les obstacles à structurer un mouvement social.

17En troisième lieu, en janvier 2013 les élections municipales sont déjà à l’horizon. Une partie des décisions politiques est liée à cette échéance comme par exemple le choix d’attendre l’après scrutin pour annoncer la liste des quartiers labellisés politique de la ville. Les élus locaux sont particulièrement inquiets de démarches participatives qui pourraient soulever des questions conflictuelles ou voir émerger des listes concurrentes. De leur côté, les militants des quartiers populaires sont engagés dans des logiques très diverses de constitution de listes autonomes ou de participation à des listes partisanes ce qui contribue à accentuer des points de tension. Tout cela fait de ce rapport un enjeu politique dans les deux sens du terme : enjeu des politiques publiques et enjeu des débats publics et partisans.

Les enjeux de légitimation

18C’est par une « fuite » d’une journaliste que j’apprends que je suis pressentie pour ce rapport. J’ai déjà été sollicitée en septembre 2012 pour participer à « un groupe d’experts » dirigé par le sociologue Michel Wieworka, qui se réunit avec le ministre pour des discussions libres sur la politique de la ville. Mais quand en décembre 2012, le cabinet du ministre m’a proposé d’entrer dans le dispositif des quatre grands débats organisés avec des habitants, j’ai refusé car les conditions d’une véritable participation ne me semblaient pas réunies. Les questions ne manquent pas face à cette nouvelle sollicitation. Pourquoi moi ? Quelle est la marge de manœuvre ? Un rapport peut‑il faire avancer quelque chose ? Quels en sont les enjeux explicites et implicites ? La question de la légitimité traversera toute la mission : légitimité de l’expertise pour une universitaire, légitimité de la chercheure dans un duo, vis‑à‑vis des institutions et des mouvements sociaux.

Prendre position ?

19Un élément déterminant dans ma réflexion, outre les éléments de contexte présentés plus haut, est le travail en binôme qui est proposé. Ce mariage arrangé tranche avec les pratiques habituelles. Pour mémoire, Hubert Dubedout, auteur du rapport initiateur de la politique de la ville, était maire de Grenoble, puis Jean‑Marie Delarue haut fonctionnaire, maître des requêtes au Conseil d’État, Paul Picard, maire de Mantes-la-Jolie, Jean‑Pierre Sueur, maire d’Orléans. En faisant appel à une universitaire et à un dirigeant associatif, le ministre sort la question de la participation des seules mains des élus locaux et de la technocratie d’État. Mais quelles sont les raisons qui le conduisent à s’adresser à ce « duo improbable » selon ses propres termes ?

20Bien sûr, j’interrogerai mes interlocuteurs avant et après la mission sur les raisons de ce choix. Mais l’expérience me montrera qu’il n’est pas facile de comprendre les logiques de décision dans un cabinet ministériel, tant enjeux politiques, partisans et stratégiques sont mêlés. Nos noms sont proposés par une membre du cabinet. On peut y voir le souci de la parité homme/femme déjà respectée dans le groupe d’experts, une conviction politique que cette question ne peut être abordée qu’avec les acteurs concernés, une attente réelle de nouvelles propositions mais peut‑être aussi une possibilité d’instrumentalisation d’un acteur associatif en vu.

21Je connais Mohamed Mechmache de réputation. C’est une figure associative déjà bien connue des quartiers populaires, sans doute un des leaders associatifs les plus légitimes. Pendant la campagne présidentielle, ACLEFEU a ouvert un « Ministère de la crise des banlieues » dans un immeuble squatté du septième arrondissement. L’association a aussi fait campagne pour l’inscription sur les listes électorales lors de plusieurs scrutins dont le dernier scrutin présidentiel. Localement, à Clichy‑sous‑Bois, ACLEFEU a fait liste commune avec le PS en 2008 pour les élections municipales et obtenu trois mandats de maire adjoints. Mohamed Mechmache a de son côté, la même année, été élu non affilié sur la liste de gauche conduite par le PS à Noisy-le-Sec. Maire‑adjoint à la jeunesse, il est le premier à démissionner suite aux comportements autoritaires de la Maire, suivi par les élus Verts et du parti communiste. Aux élections législatives de 2008, il s’est présenté de façon indépendante sur la circonscription de Clichy‑sous‑Bois, face donc à un candidat socialiste. Il manifeste ainsi un engagement à gauche mais aussi un franc‑parler et une indépendance vis‑à‑vis des partis politiques. Il a été de ceux qui ont soulevé la question de l’absence des habitants dans la « concertation » lancée par le ministre.

22Pour ma part, je travaille, depuis de nombreuses années sur les quartiers populaires et sur la participation en France et en Amérique du Nord mais d’autres chercheurs, parfois plus connus, ont aussi travaillé sur cette question. Mes travaux défendent en particulier la dimension conflictuelle des dynamiques participatives et ils interrogent les enjeux de pouvoir. Ma contribution la plus récente, encore sous presse à l’époque, discute de l’introduction de la notion d’empowerment dans le contexte français en en défendant la perspective radicale, portée dans les années 1970 par des mouvements féministes aux États‑Unis et en Inde.

23Après une discussion préalable avec Mohamed Mechmache pour vérifier nos attentes et nos conceptions de la participation, nous avons très vite un rendez‑vous au cabinet pour aborder le contenu de la mission et les conditions de sa réalisation. La lettre de mission nous est soumise avant de nous être envoyée, nous demandons une modification qui est retenue, et nous décidons ensemble de l’accepter.

24Accepter cette mission c’est décider de prendre position dans les différents sens du terme, c’est‑à‑dire de profiter de l’opportunité de donner un point de vue et en même temps d’occuper une position, ici une position « d’experts » dans un système institutionnel et politique, qui implique donc de négocier avec et dans ce système.

25Nous estimons tous deux que s’ouvre une opportunité pour faire entendre des voix venant des quartiers populaires, pour contribuer au débat politique et peut‑être à la transformation des politiques publiques, d’autant qu’une attente associative et professionnelle s’exprime sur la place des habitants dans la politique de la ville, à partir par exemple du collectif Pouvoir d’agir. En tant que chercheure, alors que depuis des années mes travaux mettent en avant le déficit participatif de la politique de la ville, comment refuser une possibilité propositionnelle et en rester à une seule posture d’observation ? Cette mission représente un triple enjeu : celui de faire entendre des voix inaudibles, celui de défendre ma conception de la démocratie et celui d’expérimenter une co‑construction avec un acteur de la société civile, permettant par ailleurs d’enrichir mes connaissances des quartiers populaires et des dynamiques participatives. Ma décision est à la fois la décision d’une chercheure et celle d’une citoyenne engagée.

26Pour autant nous ne sommes pas dupes de l’avenir de nombre de rapports et nous ne voulons pas contribuer à un seul effet d’annonce. Tout l’enjeu repose alors sur la position que nous prendrons à la fois dans nos propositions, mais aussi dans le système d’acteurs et donc dans la méthode de travail. L’indépendance que nous demandons et qui nous est accordée quant à l’organisation de notre travail et à son contenu, représente une condition minimum. Nous négocions aussi les moyens de la mission : le recrutement d’une stagiaire, la prise en charge de déplacements et plus tard la création d’un site internet et l’organisation d’une conférence de citoyens. En revanche, nous ne pouvons obtenir qu’un délai un peu plus long : de quatre mois la mission passe à six mois, ce qui représente un temps d’élaboration très contraint.

27Nous croyons à la possibilité évoquée par Archon Fung et Oling Wright (2008) à partir de l’analyse de différents dispositifs et mobilisations participatives aux États‑Unis, d’articuler logique de contre‑pouvoir et gouvernance participative ou délibérative. Dans la même perspective, Catherine Neveu appelle à penser « les relations entre “institutions” et “mouvements sociaux” autrement qu’en termes d’opposition y compris sous la forme d’une autonomie réciproque » (Neveu, 2011, p. 187). Elle souligne « à quel point il serait problématique de traiter de ces relations entre une sphère de mobilisations sociales et politiques et une sphère institutionnelle comme s’il s’agissait là d’univers clairement distincts et disjoints, en opposition ». Diverses expériences dont celles des entreprises communautaires aux États‑Unis (Bacqué, 2005) ou du budget participatif au Brésil (Gret & Sintomer, 2002) témoignent des filiations et des croisements possibles, à comprendre à chaque fois au regard des histoires et des contextes spécifiques. Notre démarche rejoint ainsi celle d’un « activisme délibératif » défini par Archon Fung comme articulant une posture agonistique et une démarche de co‑construction : « L’activisme délibératif montre comment, sans être un idiot politique, il est possible, face à l’inégalité et l’hostilité, de pratiquer la démocratie participative » (Fung, 2011, p. 334). Cette approche se construit sans être au départ théorisée ou même objectivée mais elle repose sur nos expériences militantes et professionnelles antérieures. Elle est constitutive des relations que nous entretiendrons avec les institutions d’un côté, les associations, collectifs et citoyens de l’autre.

Entre cabinet et administration d’État

28En particulier, la mission est suivie par le cabinet et par l’administration d’État. Le cabinet est composé en grande partie de jeunes professionnels et de jeunes militants socialistes aux sensibilités diverses, choisis en fonction de leurs compétences politiques et techniques mais pour la plupart sans expérience sociale des quartiers populaires. On peut en particulier relever l’absence de personnes appartenant aux minorités visibles ou issues de ces quartiers. La directrice de cabinet est une ancienne énarque et sous‑préfète à la politique de la ville en Seine-Saint‑Denis. La cheffe de cabinet a été responsable du MJS et elle a une formation dans le développement social urbain ; notre principale interlocutrice était auparavant collaboratrice du sénateur de Seine‑Saint‑Denis Claude Dilain, après avoir été directrice de cabinet à la mairie de Clichy‑sous‑Bois et chef de projet. Ce cabinet relativement restreint travaille sous pression et à un rythme éprouvant. Il est traversé de débats et de désaccords sur la stratégie à tenir vis‑à‑vis de notre mission, certains croyant vraiment à la démarche engagée, d’autres la réduisant à un élément de communication ; certains étant focalisés sur la production d’une loi, d’autres sur la mise en œuvre d’une méthode.

29Dans l’administration centrale, peu de choses ont changé avec le nouveau gouvernement. Il faut attendre juillet 2013 pour que le délégué interministériel à la ville nommé par un gouvernement de droite en octobre 2008 soit remplacé. Le secrétariat général du comité interministériel des villes est une administration réduite, dont le personnel parfois désabusé a vécu plusieurs changements de majorité politique et d’orientation de la politique de la ville et n’a plus de réelle fonction d’animation de cette politique. Quant à l’agence nationale pour la cohésion et l’égalité des chances (ACSE), elle a perdu l’ancrage local que défendaient les chargés de mission de la précédente direction interministérielle à la ville (DIV) et elle est devenue une agence de moyens. Il faudrait ajouter au tableau le corps préfectoral, chargé de suivre et d’orienter la politique de la ville, lui aussi très dubitatif quant à l’idée même de participation. En témoignent ces quelques commentaires des délégués du préfet à la politique de la ville lors d’une rencontre organisée en avril 2013 : « Un élu ou un service de l’État est‑il prêt à entendre la parole des habitants ? Voire à l’écouter ? » ; « La France a une vision républicaine et représentative de type bonapartiste, pas de vision démocratique » ; « Non, la participation des habitants n’existe pas. Il s’agit d’un vernis démocratique » ; « Les rares tentatives de comité de quartiers ont échoué devant une célèbre formule de Coluche : Dites moi ce que vous voulez, je vous dirai comment vous en passer ».

30Comme le montre de nombreux travaux en science politique, c’est donc à un État qui parle de plusieurs voix que nous aurons à faire, un État qui semble parfois d’abord conduit par les batailles et conflits de pouvoir entre différents ministères, entre cabinets et administrations, au sein des cabinets, un État où s’opposent une noblesse d’État professionnelle de la politique et des professionnels de terrain chargés de mettre en œuvre les politiques publiques, souvent en quête de sens. Ce constat n’est en soi pas nouveau mais il est utile de le rappeler pour comprendre la difficulté des dynamiques de changement, au point qu’un de nos interlocuteurs dans une réunion intermédiaire me lance un jour excédé : « Tu crois que c’est le ministre qui fait la politique ! C’est pour la photo ça ! ». Nous aurons ainsi souvent le sentiment de circuler sur des sols mouvants, sans en comprendre les dynamiques souterraines.

31Comme souligné plus haut, le gouvernement comme le parti socialiste, ne sont en effet pas unanimes sur la ligne politique à suivre dans les quartiers populaires. Sur le droit de vote comme sur la question du voile mais aussi sur les questions d’intégration, le ministre de la Ville et le ministre de l’Intérieur également en charge de l’intégration sont en désaccord. D’ailleurs, François Lamy sera remercié par le nouveau Premier ministre de façon cavalière lors du remaniement ministériel d’avril 2014. Il refusera par la suite le gros portefeuille du ministère de l’Égalité des territoires proposé par ce même Premier ministre en août 2014 après l’éviction de trois ministres frondeurs.

Il faut rappeler que François Lamy, maire de Palaiseau où il a commencé sa carrière politique, n’est pas un spécialiste de la politique de la ville mais il a demandé et obtenu ce ministère. Personnalité politique peu médiatisée, il ne fait pas partie du corps professionnalisé des énarques, puissant au sein de son parti : après une rapide carrière d’instituteur, il a monté les échelons politiques à partir de son investissement municipal. Comme il nous le rappellera pour justifier son intérêt pour la participation, il fut un temps membre du PSU et il aime aussi raconter qu’il participa à l’accueil à Paris de la marche pour l’égalité en 1983. Bras droit de Martine Aubry, il a la réputation d’être un habile stratège politique ; il est le seul représentant de son courant dans le gouvernement Ayrault.

L’alliance d’un militant associatif et d’une universitaire

32Pour chacun d’entre nous, accepter cette mission représente un pari. Il s’agit pour Mohamed Mechmache d’une reconnaissance de son parcours militant dans un milieu fortement concurrentiel, où les leaders associatifs sont très vite contestés, mais aussi d’une mise en danger politique. Très vite et encore aujourd’hui, beaucoup de rumeurs courent sur les réseaux sociaux l’accusant de s’être vendu, de recevoir des sommes astronomiques alors qu’il est tout juste dédommagé de son salaire réduit pendant la période de la mission. Les mouvements sociaux dans les quartiers populaires se sont construits dans des logiques de reconnaissance et dans une relation d’attente et de défiance vis‑à‑vis de la sphère politique institutionnelle et partidaire. Comme le souligne Frédéric Sawicki analysant plus largement les interdépendances entre mouvements sociaux et partis politiques : « au niveau individuel, les dirigeant.e.s ou les militant.e.s qui transgressent les frontières institutionnelles s’exposent à être dénoncés comme agissant au nom d’autres intérêts (avec des arrière‑pensées) et de perdre ainsi tout crédit » (Sawicki, 2011), constat confirmé par les travaux d’Ahmed Boubeker sur le « mouvement beur » (Boubeker, 2003, 2008).

33De mon côté, la mission représente aussi une reconnaissance et des dangers dans un milieu académique lui aussi concurrentiel et prompt à disqualifier tout pas de côté. Les critiques d’ailleurs ne manqueront pas ; elles porteront à la fois sur ce que certains collègues considèrent comme une instrumentalisation de la recherche qui disqualifierait à terme la nature scientifique de mes travaux, sur le choix proprement politique de « travailler avec un ministre socialiste » et surtout sur la médiatisation qui suivra la mission. Je défends depuis longtemps une posture de chercheure engagée qui conçoit ses travaux en discussion avec la société. Mes travaux précédents et en particulier l’ouvrage co‑écrit avec Lamence Madzou à partir de son parcours biographique d’ancien chef de gang (Madzou & Bacqué, 2008) m’ont incitée à tenter différentes voies pour appréhender la complexité sociale, en particulier en donnant la parole aux acteurs qui ne l’ont jamais dans les débats publics, pour essayer ainsi de rétablir « au moins l’équilibre », comme le défend Irving Goffman dans la préface d’Asiles au sujet de son travail sur les malades mentaux. Mais il s’agit cette fois de dépasser la seule posture critique et de mettre la critique au service de la définition d’un projet.

34La coopération qui s’engage entre un acteur des mouvements sociaux « des quartiers populaire » ou « issus de l’immigration », lui‑même d’origine algérienne, et une femme universitaire et blanche n’est pas sans pièges et elle n’est bien sûr pas exempte de rapports de pouvoir et d’enjeux de légitimités. Mohamed Mechmache ne veut pas être, selon ses termes, « l’arabe de service ». La crainte qu’il soit vu seulement comme « le représentant de la diversité » est d’ailleurs aussi exprimée par un membre du cabinet en début de mission. Quant à moi, je ne veux pas être la caution universitaire ou simplement la plume. C’est pourtant souvent ainsi que le duo est accueilli.

35Au cours de nos différentes visites et rencontres avec le monde associatif, l’administration et les médias, chacun de ces interlocuteurs met tour à tour l’un de nous dans l’ombre. Ainsi, une journaliste de la chaine de télévision M6 qui nous suit à Marseille et nous filme au ministère me met toujours volontairement hors champ et je n’existe plus dans les déplacements liés à la mission. De même le jour de la conférence de presse de remise du rapport, la chaine de radio France Inter invite trois hommes au journal de 8 heures : François Lamy, Mohamed Mechmache et Éric Raoult ; malgré l’insistance de Mohamed et de la chargée de presse du cabinet, la rédaction refuse de m’inviter. À l’inverse, lors du Congrès de l’association des maires ville et banlieue, Mohamed Mechmache n’est pas invité alors qu’il s’agit de présenter notre rapport car c’est « un regard universitaire » qui est attendu ; il en est de même au congrès de l’Union sociale de l’habitat où la chargée de mission qui organise la table ronde redoute son franc‑parler. Mais lors de la première réunion de la commission que nous constituons, lors de nombreuses rencontres dans des quartiers populaires, nombre de participants interviennent en précisant « je suis là pour Mohamed » et je deviens à mon tour invisible voire illégitime. Pourtant, c’est bien ce travail en duo et sa complémentarité qui participeront à lui donner une double légitimité et qui seront déterminants dans l’élaboration de la méthode et des contenus comme dans la dynamique engagée. Reste que ce rapport sera pour les uns le rapport « Bacqué‑Mechmache » et pour les autres le rapport « Mechmache‑Bacqué ».

36La richesse « d’une recherche en tandem » a déjà été soulignée en ce qu’elle impose une situation de co‑apprentissage qui passe par un effort d’objectivation constant, mettant l’accent sur la tension entre engagement et distanciation (Galembert & Balbath 2004). Il en est de même dans ce travail en duo où nous jouerons tour à tour et selon les occasions sur une position in et out, demandant à chaque fois de décrypter voire de remettre en cause des implicites. Notre travail, tendu vers la production de propositions, est nourri de confrontations de points de vue renvoyant à des expériences sociales et individuelles et à des légitimités différentes, mais réciproquement reconnues. Cette complémentarité assumée dans une « alliance de cause » explique que notre collaboration n’ait pas été conflictuelle, ce qui n’empêche pas bien sûr qu’elle soit traversée de rapports sociaux, racialisés et de genre.

37Cette mission sera l’occasion d’un voyage dans les banlieues françaises mais aussi dans des mondes sociaux inconnus et dans les lieux du pouvoir comme les ministères, l’Assemblée nationale, le Sénat ou le Conseil constitutionnel, où nous aurons toujours le sentiment d’être décalés et de passage. Toutefois, les logiques de distance et de proximité et la violence sociale ne jouent pas de la même façon pour chacun d’entre nous quand par exemple un sénateur s’adresse à moi en me donnant du « chère collègue », quand un enseignant de sciences politique animant un débat où nous sommes tous deux intervenants s’adresse pour l’une à « Marie‑Hélène Bacqué » et pour l’autre simplement à « Mohamed » en le tutoyant, ou quand lors d’une initiative où il accompagne le ministre, Mohamed Mechmache est refoulé par deux fois par les policiers et a besoin de faire appel au service d’ordre du ministre pour passer les barrages.

La production du rapport : une méthode participative

38Comme les futurs auteurs du rapport sur l’intégration, nous avons bien conscience du fossé à franchir pour une véritable réforme et nous partageons une crainte de l’instrumentalisation. D’où une tension, au long de la mission, entre une logique propositionnelle, qui permette de dégager un ensemble de préconisations appropriables et une logique de mobilisation qui appuie la construction de cette plate‑forme et veille à sa mise en œuvre ou au moins à sa discussion. D’où aussi la recherche de dispositifs de débats comme celui de la conférence de citoyens permettant d’associer les citoyens aux délibérations et de créer les conditions pour que les propositions soient co‑construites et appropriées largement par différents acteurs.

Une commission engagée

39Une des conditions de départ est une totale indépendance quant à la méthode de travail et la rédaction du rapport ; nous l’obtenons sans problème de la part du ministre, même si l’administration et parfois le cabinet se montrent plus réticents, invoquant les blocages que ne manqueront pas de manifester les élus locaux et donc le ton mesuré et les arguments qu’ils pourraient nous aider à trouver pour convaincre.

40Le binôme chargé de suivre la mission est composé d’un membre du cabinet et d’un chargé de mission au secrétariat général du comité interministériel des villes (SGCIV). Les relations alternent entre tension, volonté de contrôle et collaboration autour de ce travail « indépendant » mais qui s’appuie néanmoins sur les moyens et sur la légitimité du cabinet et de l’administration. Ce statut hybride est constitutif de l’exercice même du rapport mais cette contradiction est sans doute accentuée dans ce cas par le statut des auteurs, étrangers à la machine politico‑administrative, et par notre positionnement d’activisme délibératif. En effet, la commission qui nous accompagne n’est ouverte ni aux membres du cabinet ni aux représentants de l’administration centrale ; nos visites de terrain privilégient les acteurs associatifs et non les préfets ou les délégués du préfet et les élus locaux ; la conférence de citoyens que nous organisons à la fin de la mission réunit également exclusivement des citoyens et acteurs associatifs. Il s’agit pour nous de créer les conditions de la construction d’un point de vue des citoyens et des associations, bien sûr inscrit dans une conversation avec les institutions alors que pour nos interlocuteurs ministériels et administratifs, il s’agit d’abord de construire les conditions de la recevabilité des propositions, recevabilité qu’ils envisagent à partir de leur culture administrative.

41C’est une logique de constitution d’un collectif de travail engagé et non d’un groupe de représentation qui préside à la composition de la commission qui nous accompagnera pendant la mission et au‑delà. Nous ne choisissons pas des têtes d’affiches mais des acteurs mobilisés à différents niveaux, des professionnels, des chercheurs travaillant essentiellement dans le champ de la participation, des élus et des responsables associatifs. Nous choisissons de nous adresser à des associations très diverses et de laisser une place aux « petites » associations, aux collectifs ancrés dans des pratiques de contestation ou à ceux qui développent des pratiques dites de community organizing (Stop contrôle au Facies, la coalition anti‑démolition, Alliance citoyenne). Mais sont également invités des structures plus reconnues comme la Fédération des centres sociaux, le collectif pouvoir d’agir ou la fondation Abbé Pierre. Il est beaucoup plus difficile d’associer des élus locaux en raison de leur manque d’intérêt ou de leur faible disponibilité. Cinq finalement, maires adjoints et élus régionaux, resteront engagés tout au long du travail, tous élus de la majorité (PS, EELV, Front de gauche).

42Au total, la commission comprend une part importante de « minorités visibles » et elle est paritaire dans la représentation homme/femme ce qui tranche fortement avec les réunions institutionnelles sur la réforme de la politique de la ville. Une partie de ses membres exprime d’emblée sa méfiance à l’idée même de participation, vue comme une instrumentalisation. Cette réaction n’est ni étonnante ni spécifique à ce contexte tant la participation est, en France, souvent réduite à des pratiques managériales ou d’encadrement social. Au début, quelques uns viennent pour voir, pensant trouver dans la commission un lieu pour faire avancer leur activité propre. Mais un collectif se construit peu à peu dans les échanges, collectif hétérogène, composé d’acteurs qui ont peu l’habitude d’être autour de la même table et surtout de construire ensemble.

La première réunion de la commission se tient à Aubervilliers, dans les locaux de l’École de la rénovation urbaine. Dès ce premier échange, les points de cadrage sont posés. (1) Quel est le périmètre de la mission ? Faut‑il rester dans le périmètre de la politique de la ville sachant que la plupart des membres de la commission s’interrogent sur l’existence même d’une géographie prioritaire et défendent au contraire l’exercice d’un véritable droit commun ? La participation n’est par ailleurs pas un enjeu dans les seuls quartiers populaires et le développement d’une démocratie participative interroge plus largement l’ensemble du système démocratique. (2) Peut‑on réglementer, imposer, légiférer pour des pratiques participatives qui se déploient dans des contextes et des territoires très divers et alors que l’enjeu est le pouvoir d’agir ? (3) N’est‑il pas paradoxal qu’une mission ministérielle traite du développement du pouvoir d’agir des citoyens, n’est‑ce pas d’abord une question liée aux mouvements sociaux et une affaire de rapports de force ?

43La méthode de travail s’invente en marchant et collectivement. Les débats sont organisés par thèmes (pouvoir d’agir, services publics, logement/rénovation, gouvernance, développement économique) et à chaque séance alternent des temps d’audition – les personnes reçues étant proposées par les membres de la commission – et des temps de discussion/élaboration.

44Chaque mission trouve son fonctionnement propre dans un cadre plus ou moins contraint. Pour mémoire, Thierry Thuot, conseiller d’État, rend en avril 2013 un rapport sur les politiques d’intégration qu’il a rédigé seul après avoir procédé à des visites et auditions. Quelques mois plus tard, la mission confiée à l’historien Pascal Blanchard sur la mémoire est gérée directement par un membre du cabinet qui prendra en charge convocations et comptes rendus. Quant aux cinq groupes chargés des rapports sur l’intégration, ils sont constitués par les cabinets ministériels dans une logique de représentation des corps intermédiaires ; les comptes rendus sont rédigés par un agent administratif ce qui contribue selon certains participants à les aplatir.

45Une autre spécificité de la méthode est l’important travail complémentaire aux réunions de la commission : un programme de déplacements (Nimes, Montpellier, Marseille, Toulouse, Lyon, Strasbourg, Grenoble, villes de la région francilienne), des auditions thématiques collectives (rapports police/population, médias, conception architecturale et urbaine…) la mise en place d’un site internet et surtout l’organisation d’une conférence de citoyens en juin 2013.

Le positionnement de la mission, indépendante mais missionnée par un ministre n’est pas sans poser question lors de nos différentes visites. La première se fait à Nîmes, le 20 février 2013. À notre descente du train à 10 heures, nous sommes attendus et filmés par l’association qui nous accueille, créée et animée par un ancien membre du Mouvement immigration banlieue (MIB) et du Forum social des quartiers populaires (FSQP). Notre venue représente une forme de légitimation pour certains militants ; ce sera le cas pour chaque déplacement avec un risque parfois d’instrumentalisation quand nous sommes pris dans des enjeux locaux. Nous visitons deux quartiers d’habitat social, Valdegour et Pissevain, situés en hauteur de la ville et très mal reliés au centre. La municipalité envisage la création d’un tramway mais qui ne devrait pas les desservir. Le centre social a refusé d’accorder une salle pour la rencontre programmée avec les habitants. Nous la tenons donc à l’extérieur, sur une esplanade, devant des immeubles dont les rez‑de‑chaussée sont condamnés. Un élu du conseil général s’est déplacé. Mohamed Mechmache prend la parole pour expliquer le sens de notre mission. La réunion tourne presque au meeting. Comme dans d’autres visites par la suite, on nous demande de faire remonter un dossier au cabinet, d’alerter le ministre sur telle demande de subvention en suspens, bloquée par la municipalité, par le délégué du préfet ou par les services de l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSE). Entre courroie de transmission (des habitants vers le ministre) et catalyseur de mobilisations locales, notre statut ne manque pas d’ambiguïtés.

La veille, j’ai reçu un e‑mail de la déléguée au préfet protestant de ne pas avoir été prévenue et invitée. Nous avons en effet choisi de privilégier les contacts avec les associations et les habitants ; d’autres temps de rencontre sont prévus avec les associations professionnelles et les services de l’État.

Mise en débat du rapport par une conférence de citoyens

46Le week‑end des 29 et 30 juin 2013, cent vingt participants se retrouvent à Saint‑Ouen (93), à l’espace Main d’œuvre, un lieu culturel associatif. Cette conférence de citoyens constitue un temps fort de la mission tant dans la méthode, la nature et la qualité de la discussion, que dans la construction d’une dynamique de mobilisation.

47Mettre en débat une politique publique reste en France une démarche rare. La conférence de citoyens que nous organisons constitue une expérimentation démocratique qui emprunte à plusieurs modèles : (1) celui de la conférence ou du jury citoyens qui commence à se diffuser en France depuis la première conférence sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) en 1998 et qui repose sur des dispositifs de tirage au sort cherchant à constituer un panel représentatif de « profanes » (Gourgue, 2010 ; Bourg & Boy, 2005) ; (2) celui de la conférence de consensus telle qu’elle est conçue en France qui vise à réunir des parties prenantes pour arriver à un consensus ; (3) l’assemblée de citoyens mobilisés autour d’un enjeu commun et plaçant son fonctionnement démocratique comme condition de son existence à l’instar du mouvement des indignés. Le public que nous réunissons est un public de volontaires, engagés et déjà informés. Si la plupart appartiennent à des associations, ils participent en leur nom propre. Pour autant, une représentativité est recherchée en termes de genre, de territoires, de taille et de thématique des associations d’appartenance. La conférence s’inscrit dans la même philosophie délibérative que les jurys citoyens ou les conférences de consensus, selon laquelle « la qualité de la procédure (tirage au sort, formation, délibération) conditionne celle de l’avis produit par le groupe » (Lefebvre, 2013). Nous faisons d’ailleurs appel à un tiers, le bureau d’études Missions Publiques spécialisé dans les démarches de démocratie participative pour l’organisation et la conduite des débats. Au cours de la conférence, nous mettons en œuvre des modalités de discussion qui, contrairement aux démarches de conférences de citoyens, ne reposent pas sur la recherche du consensus mais visent à travailler les dissensus. L’objectif de la conférence est de déboucher sur un avis collectif voté par l’assemblée qui signale les points de désaccords. Cet avis sera intégré en annexe du rapport rendu au ministre.

48Cette expérimentation hybride montre à quel point dispositifs participatifs institués et mouvements sociaux ne sont pas étanches tant circulent les formes d’organisation des débats et la philosophie délibérative qui les soutient. Elle témoigne aussi du rôle que jouent dans cette circulation les universitaires et les professionnels de la participation ; le déroulé de la conférence est co‑construit avec Missions Publiques et les auteurs du rapport, chacun venant avec ses références propres. Le ministre envisage d’ailleurs de reproduire l’initiative l’année suivante pour faire le point sur ce qui a avancé mais le remaniement ministériel ne lui en laissera pas l’occasion.

Si le ministre nous a donné son aval, nous a laissé toute liberté dans l’organisation du dispositif et nous a attribué un budget spécifique, l’enthousiasme et la curiosité de son cabinet s’accompagnent de nombreuses inquiétudes et d’un suivi serré. Un groupe de travail est mis en place, composé de plusieurs membres du cabinet (dont la chargée de communication), du SGCIV (dont son délégué adjoint et sa chargée de communication), des deux bureaux d’études chargés de l’organisation et de l’animation et des deux auteurs du rapport. Sont discutés les critères de sélection des candidats, le type de lieu à même d’accueillir la conférence (institutionnel ou non, dans Paris ou en banlieue), la qualité des prestations (de bon niveau pour que les participants aient le sentiment d’être pris au sérieux mais pas luxueuses pour qu’ils n’aient pas le sentiment que l’on jette l’argent par les fenêtres), et le déroulé des deux journées. Autant de détails qui peuvent dessiner des projets très différents et revêtent une importance politique. Des hésitations portent en particulier sur la médiatisation de l’initiative : le cabinet souhaite d’abord en faire un élément important de la communication du ministre, puis inviter un ou deux journalistes sélectionnés et finalement, aucun journaliste n’y participera. Ces hésitations procèdent, d’un côté, de la volonté des auteurs du rapport de préserver cet espace de débat de la mise en scène et des jeux de rôle qu’amène inévitablement la présence des médias, et de la part du cabinet, d’une inquiétude par rapport à un dispositif nouveau, peu maîtrisé.

Bien que partie prenante de l’organisation, l’administration centrale exprime à son plus haut niveau un désaccord muet qui se traduit par l’ordre donné aux chargés de mission du SGCIV de ne pas participer à la conférence comme observateurs ainsi qu’ils y ont été conviés et par une présence minimum et partielle de l’ACSE. Seule, une chargée de mission du cabinet assistera à toute la conférence ; d’autres membres du cabinet accompagneront le ministre lors de son intervention. Les réticences de l’administration centrale tiennent à la composition du public de la conférence de citoyens qui, comme son nom l’indique, ouvre un lieu de débat pour les citoyens et leurs associations auquel ne sont pas conviés élus et institutions. On pourrait y voir l’expression d’une non reconnaissance et d’un désintérêt pour la parole citoyenne.

49Dans la salle, regroupés autour d’une vingtaine de tables rondes, se retrouvent des militants associatifs, d’anciens militants des mouvements de banlieue comme le MIB (Mouvement immigration banlieue) ou le FSQP (Forum social des quartiers populaires) qui ont déjà une longue histoire d’engagement, souvent désabusés, regardant tout cela d’un œil méfiant mais quand même présents, des militants institutionnels, des bénévoles et des acteurs professionnalisés. Un public diversifié, traversé par des rapports sociaux, de genre et d’origine et qui n’a pas souvent l’occasion de dialoguer. Un public pour une bonne part sceptique. Le débat sur les objectifs de cette conférence, sur ce qu’il est possible d’en attendre n’est d’ailleurs pas évité et c’est sur cette question que s’engage la conférence. Mais, après une journée de travail collectif, la défiance est renforcée par l’intervention du ministre de la Ville qui se montre très en retrait de propositions qu’il juge « révolutionnaires » tout en se qualifiant de « réformiste ». Les participants ont préparé leurs questions collectivement et l’attente est très forte. Les réponses restent vagues quant aux suites et la conférence manque de peu d’exploser au départ du ministre. Il faudra à ce moment toute la force de conviction militante de Mohamed Mechmache pour remobiliser les participants. La défiance, qui peut rendre difficile voire impossible la délibération est alors retournée en dynamique de contre‑pouvoir et c’est sur ce double registre de discussion et de contre‑pouvoir que peut exister ce moment démocratique. D’ailleurs, l’avis général de la conférence se conclut ainsi : « Enfin, ce qui nous semble manquer à ce stade du rapport, c’est la prise en compte du suivi des propositions. Comment toutes les propositions seront intégrées dans la loi ? Quel contrôle ? Quel contrôle citoyen ? Ne doit‑on pas créer une instance de suivi de ces propositions dans laquelle nous, en tant que participants à cette conférence, pourrons participer ? » Et les participants se quittent en se promettant de poursuivre et en se donnant rendez‑vous à la conférence de presse de remise du rapport dans une logique claire de rapport de force.

Une réception contrastée

50Je ne développerai pas ici le contenu du rapport et des « une plus trente propositions » qui catalysent et mettent en cohérence un ensemble d’idées qui pour beaucoup circulaient déjà. Je m’intéresserai davantage à la réception contrastée qui l’a suivi. Trente propositions, symboliquement, parce que ce rapport est écrit trente ans après la marche pour l’égalité. Une plus trente car les participants à la conférence de citoyens ont exprimé unanimement que le droit de vote pour les populations étrangères non communautaires aux élections locales constituait un préalable pour engager une dynamique participative dans les quartiers populaires.

Un projet trop radical ?

51Pour comprendre la réception du rapport, il convient néanmoins d’en rappeler les orientations majeures. Certains commentateurs se sont interrogés sur « sa recevabilité dans le contexte politique, institutionnel et idéologique français » en raison de sa radicalité (Kirtszbaum, 2014). À quoi tient cette radicalité affirmée dans le titre du rapport ? En premier lieu, le rapport s’inscrit délibérément dans des perspectives larges. D’un côté, l’enjeu de la participation ne peut être limité aux seuls quartiers populaires mais constitue un enjeu majeur des politiques publiques et du fonctionnement démocratique en France. Cela conduit à envisager la participation dans ses différentes dynamiques, institutionnelle, d’interpellation et d’initiative. Les propositions débordent donc largement le cadre de la politique de la ville et des prérogatives de son ministre. D’autre part, le rapport inscrit la participation dans une perspective de transformation sociale qui articule les enjeux démocratiques à ceux de la reconnaissance et à ceux de la redistribution des ressources, et qui prend en compte les enjeux de pouvoir, les inégalités et la conflictualité dans le débat démocratique. La participation ne saurait ainsi être un prolongement de la réforme de la politique de la ville mais le cœur de cette politique. Plus qu’une boîte à outils, ce sont des principes, et une méthode de co‑construction qui sont préconisés. La démarche de co‑construction s’accompagne de la nécessité d’existence de contre‑pouvoirs et des moyens pour les faire vivre. Se retrouve ici le double registre de propositions évoqué plus haut, visant à favoriser à la fois le développement de contre-pouvoirs et mobilisant une grammaire conflictuelle et, en même temps, à engager une délibération démocratique et une démarche de co-construction des politiques publiques. C’est pourquoi la question de l’empowerment est centrale dans le rapport.

52Cette démarche était‑elle trop radicale pour être entendue et utilisable ? N’aurait‑il pas été préférable de prôner une politique des petits pas comme l’ont suggéré plusieurs observateurs ? Nous avons fait le pari inverse, un pari « lucide et raisonnable » car, dans un contexte de crise sociale et politique où les inégalités matérielles et démocratiques ne font qu’accroitre, seul un renversement de démarche nous semblait à même de répondre à la question qui nous était posée. Nous avons ainsi pris au sérieux la possibilité d’une véritable réforme allant au‑delà d’adaptations marginales. C’est sans doute à sa radicalité, au fait de n’avoir pas cédé sur le fond des propositions, que le rapport doit d’avoir été autant mobilisé par le monde associatif, par les mouvements sociaux mais aussi par les professionnels. Car, autant qu’un rapport, il propose une plate‑forme mobilisable par les mouvements sociaux.

53Si certains rapports sont enterrés à peine produits, celui‑ci profite de sa médiatisation d’abord portée par le ministre et par son cabinet puis par d’autres vecteurs, associatifs, politiques ou professionnels. De nombreux articles de presse et émissions de radio s’en font l’écho : presse nationale, presse professionnelle de la fonction publique, de la politique de la ville, presse interne aux partis politiques et médias de banlieue. Le rapport est diffusé par internet par le biais de différents réseaux, celui du ministère de la Ville mais aussi des réseaux associatifs et professionnels, sans compter le site de la mission participation.

Du rapport à la loi

54La période du « service après‑vente » qui s’engage alors sera conflictuelle, faite de négociations, d’incertitudes et de moments de découragement mais elle sera aussi celle de la mise en œuvre d’une des propositions du rapport : la création d’une plate‑forme nationale indépendante qui prendra la forme en septembre 2014 de la coordination nationale « Pas sans nous ».

55À partir de juillet 2013, nous sommes invités à de multiples réunions de présentation au sein de l’appareil politique et de l’appareil d’État, réunion inter‑cabinets organisée par le cabinet du ministre de la Ville, rencontre avec le cabinet du Premier ministre et du Président de la République, universités d’été du parti socialistes et d’EELV mais aussi centres de ressources de la politique de la ville, universités populaires, collectifs associatifs, fédérations d’éducation populaire, municipalités.

56Sans surprise, les réactions sont diverses selon les publics. Ainsi, le groupe de travail de la réforme politique de la ville, nous accueille dans un silence poli. Le congrès des Maires de banlieue qui se tient à Rézé en septembre 2013, est le moment choisi par le ministre pour présenter la mise en acte du rapport. Comme l’a montré Thomas Kirtszbaum (2014), s’expriment alors un ensemble de contradictions analysées plus haut et la difficulté pour le ministre à affirmer un projet politique fort, engageant véritablement de nouvelles pratiques. C’est d’ailleurs plus en ancien maire qu’il s’adresse aux élus locaux, abordant la question de la participation avec une grande prudence et un appel au pragmatisme.

57Hormis les désaccords exprimés par un élu local qui qualifie le rapport « d’autogestionnaire dépassé », la commission, dans sa diversité, a abouti à une production commune ; elle se considère redevable des suites du rapport et attend au minimum des réponses. C’est dans cet esprit qu’elle rencontre pour la première fois le ministre en septembre 2013, rencontre décevante par le manque d’engagements concrets. Surtout, la discussion politique sur le fond du rapport n’a pas lieu, d’où une forte frustration des membres de la commission qui offrent cependant leur aide pour travailler sur les suites. Mais malgré un accord de principe du ministre, dès la première réunion post‑commission, nous nous heurtons au refus de payer un voyage ou même de prêter une salle. À partir de septembre 2013, la commission décide donc de s’auto‑organiser pour continuer à travailler. Selon l’expression de Loïc Blondiaux, il s’agit ici d’une anomalie tout à fait exceptionnelle dans le fonctionnement politique classique. La commission mobilise pour cela le bagage militant d’une partie de ses membres, les contacts et les connaissances politiques, professionnelles et universitaires des autres. Elle fait appel à plusieurs registres d’action : travail de conviction et de diffusion du rapport, intervention auprès des médias, élaboration d’amendements et lobbying parlementaire, construction de partenariats pour approfondir certaines propositions comme la création d’une fondation, lancement d’une expérimentation de tables locales de concertation. Elle continue ainsi à travailler sur les deux registres de l’activisme délibératif : mobilisation et contre‑pouvoir d’un côté, négociation institutionnelle de l’autre.

58Le travail sur les amendements permettant d’introduire des propositions du rapport dans la loi représente un axe important de cette activité. Mais les discussions entre groupes politiques à l’Assemblée nationale et le jeu des commissions parlementaires restent particulièrement opaques. Dans son anthropologie de l’Assemblée nationale, Marc Abeles conclut que « le lieu du politique se caractérise par une donnée irréductible : on y discute entre soi, tout en s’adressant à des tiers » (Abeles, 2001). Dans la préparation de la loi, c’est bien l’entre soi qui semble dominer. Pierre Lascoumes a montré « le rôle décisif (et peu étudié en France) des petits laboratoires discrets que sont les commissions des lois et les commissions mixtes paritaires dans l’articulation des dimensions techniques, des contenus substantiels et des enjeux partisans » (Lascoumes, 2009). C’est dans ces laboratoires que se décidera le devenir législatif de nos propositions. Les portes de l’Assemblée nationale marquent le point limite du débat participatif.

59Les débats parlementaires sur la loi nécessiteraient une analyse à part entière sur laquelle nous reviendrons ailleurs. Mais on peut déjà souligner que le débat de fond sur la participation y reste faible, bien en deçà de la qualité des débats au sein de l’assemblée citoyenne. En décortiquant les débats des commissions et de l’assemblée, on verrait à quel point les prises de positions sont d’abord souvent celles d’élus locaux inquiets de leur légitimité mais s’interrogeant rarement sur le fonctionnement démocratique. La loi reste ainsi sans surprise en deçà des propositions du rapport. Si elle contient des avancées comme l’affirmation du principe de co‑construction, elle reste floue quant aux modalités de cette co‑construction et à la représentation des citoyens dans les instances d’élaboration et de décision de la politique de la ville.

60La modification d’une de nos propositions en mesure législative est emblématique de la difficulté à penser l’initiative citoyenne dans le contexte hexagonal. Cette proposition consistait à appuyer la création de tables de concertation, dispositif emprunté aux expériences québécoises, en particulier montréalaises. Ce dispositif, qui réunit autour de la table différents groupes et associations locales s’inscrit à la fois dans une logique de mobilisation et de contre‑pouvoir et dans une perspective de co‑construction des politiques publiques. Initié au départ par les mouvements sociaux, il a été repris par la municipalité de Montréal qui a appuyé son développement, contribuant aussi à son institutionnalisation. Notre proposition n’était pas d’imposer ce dispositif mais d’inciter à la création de tables de quartier en les appuyant par des moyens financiers et d’accompagnement quand des citoyens les créaient. Il nous semblait plus fructueux de soutenir des dynamiques locales que de légiférer. La logique politique en a voulu autrement : les tables de concertation sont devenues des conseils citoyens, rendus obligatoires par la loi, disposition qui n’est pas sans poser une série de questions dans sa mise en œuvre. Cette propension à légiférer sans par ailleurs donner les moyens de fonctionnement de ces conseils citoyens illustre bien les contradictions qui parcourent le personnel politique français sur la question de la participation.

Une dynamique citoyenne

61Une autre proposition du rapport consistait en la création d’une « plate‑forme associative nationale » visant, comme les tables de concertation au niveau local, à créer un espace de discussion, d’élaboration et de mobilisation citoyen. Cette proposition était notamment portée par les membres associatifs de la commission et elle a donné lieu à de nombreuses discussions sur la façon dont se construit et s’impose une légitimité, acquise ou octroyée. La commission auto‑reconduite a décidé de mettre en œuvre cette proposition, prenant au pied de la lettre la démarche de pouvoir d’agir préconisée.

62Après une première assemblée le 8 février 2014, une assemblée constitutive de la coordination nationale qui s’est baptisée Pas sans nous s’est tenue à Nantes les 6 et 7 septembre, à laquelle ont participé cent vingt représentants d’associations ou de collectifs. Reçue par la ministre à la Politique de la ville, Najate Vallaud‑Belkacem puis par Myriam El Khomry, la secrétaire d’État qui lui a succédé et par le Président de la République, elle est aujourd’hui reconnue comme un interlocuteur des pouvoirs publics. Si nul ne peut prévoir le devenir de cette coordination, son existence est sans doute l’un des effets majeurs de la dynamique engagée autour de la mission. La coordination s’est dotée d’un conseil scientifique et technique qui vise à prolonger l’alliance construite au cours de la mission entre militants associatifs, chercheurs et professionnels, indiquant en même temps un changement de statut dans l’intervention de la chercheure qui, de co‑auteure d’un rapport se positionne comme « alliée » ou « en appui » de ceux qui sont sans doute les plus légitimes et les plus qualifiés pour défendre la cause des quartiers populaires. Ce conseil a, par exemple, pris en charge l’organisation d’une conférence de consensus sur l’une des propositions forte du rapport, la création d’un fond pour une démocratie d’interpellation ; il contribue à l’organisation de formations et co‑formations ; il propose un ensemble de notes de réflexion qui viennent nourrir les activités de la coordination. Au regard de l’histoire des mouvements des quartiers populaires des quarante dernières années, cette alliance mérite d’être soulignée.

Conclusions

63Il est bien trop tôt pour dresser un véritable bilan de la réception de ce rapport et de ses suites. Mais le retour sur les conditions et sur la méthode de son élaboration permet déjà d’avancer que ses effets se mesurent autant en termes de dynamique collective et de débat public qu’en termes de mesures législatives et réglementaires. La faible traduction législative n’a ici pas freiné et a sans doute nourri la dynamique collective. Si les rapports représentent un espace spécifique dans la construction des politiques publiques, un espace de réflexion et de propositions qui reste plus ou moins ouvert selon les cas, celui‑ci propose une forme hybride entre expertise, exercice participatif de co‑construction et mobilisation. La démarche « d’activisme délibératif », sans doute en partie parce qu’elle n’a pas été menée à son terme, a contribué à éclairer et peut‑être à renforcer les fortes réticences d’une partie des appareils administratifs et politiques vis‑à‑vis de la participation. Mais elle a aussi eu des effets spécifiques : au cours des dix‑huit mois d’élaboration et de suivi du rapport, j’ai pu observer des effets d’engagement et de politisation qui restent à analyser dans le temps, mais aussi l’incorporation dans une culture du débat souvent fondée sur le « coup de gueule » et sur le rapport de force, de modalités de délibération plus contrôlées et plus ouvertes s’interrogeant en particulier sur les possibilités de tous à s’exprimer et sur la qualité de l’écoute.

64Qu’a apporté la chercheure dans cette expérience ? Ses connaissances des dispositifs et des dynamiques participatives mais aussi des transformations sociales et urbaines en cours dans les quartiers populaires ; une aide à l’objectivation et à la formulation d’un diagnostic et d’un projet ; des propositions de méthodes et de dispositifs de débats ; une légitimité par rapport à certains interlocuteurs, tout cela appuyé sur ses travaux et ses lectures mais aussi sur son expérience sociale et politique.

65Qu’a apporté cette expérience à la chercheure ? La possibilité de rentrer de plein pied dans le monde associatif des quartiers populaires, guidée par un de ses acteur majeur ; de confronter sa lecture à celles des acteurs qui plus souvent font l’objet de ses travaux et d’approfondir ainsi son analyse ; de comprendre par l’expérience la fabrication d’une politique mais surtout, de confirmer par la pratique la portée « des points de vue “assujettis” » (Haraway, 2007, p. 119) « parce qu’ils semblent promettre des récits du monde plus adéquats, plus soutenus, plus objectifs, plus transformateurs » (ibid.).

66Au long de cette mission et dans ses prolongements, plusieurs registres d’engagement ont été déployés : le choix d’accepter une mission et de prendre position dans l’espace public ; celui de la co‑construction avec des acteurs associatifs ; celui de la contribution à la construction d’un contre‑pouvoir. Ces trois registres renvoient aux figures de la sociologie distingués par Mickaël Burawoy : une sociologie « experte » répondant ici à la demande d’un ministre, une sociologie « publique » répondant à une demande d’une coordination associative. Les prendre au sérieux participe des réflexions et des débats sur la construction d’une sociologie « critique ».

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References

Electronic reference

Marie-Hélène Bacqué, « De la recherche à l’expertise et à l’engagement  », Sociologie [Online], N°4, vol. 6 |  2015, Online since 19 January 2016, connection on 29 March 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/2658

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Marie-Hélène Bacqué

marie-helene.bacque@u-paris10.fr
Professeure d’études urbaine, université Paris Ouest Nanterre, MOSAÏQUES/LAVUE UMR CNRS 7218, Université Paris Ouest Nanterre-La Défense, Bâtiment A, 200 avenue de la République 92001 Nanterre cedex, France

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