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L’adolescence à l’épreuve de la différenciation sociale

Une analyse de l’évolution des manières d’habiter de jeunes ruraux avec l’âge
Adolescence in the face of social differentiation. An analysis of how the ways of living of rural youth change with age
Julian Devaux

Résumés

Alors que l’adolescence est souvent représentée comme un âge de « hors-jeu social », cet article vise à rendre compte des processus de différenciation sociale qui s’opèrent peu à peu entre les individus au cours de cette période, à partir de l’analyse de leurs manières d’habiter (usages des territoires, dimension spatiale des ressources sociales et des pratiques, perspectives de mobilité résidentielle...). Pour ce faire, les données issues d’une ethnographie localisée réalisée auprès d’une vingtaine d’adolescents résidant au sein d’un village rural situé en Île-de-France et combinant différentes méthodes de recueil de données (entretiens, observations directe et participante), permettent de rendre compte de la construction des différentes dispositions sociales et trajectoires au fil de l’âge, en même temps que de la conflictualité et de la distance qui s’instaurent progressivement entre jeunes de la commune. Cette réflexion représente aussi l’occasion de mettre en évidence la grande division interne aux jeunes issus des classes populaires aujourd’hui, en même temps que de questionner la catégorie de « jeunesse rurale » au regard des différents parcours et manières d’habiter qui les caractérisent.

Adolescence in the face of social differentiation. An analysis of how the ways of living of rural youth change with age

While adolescence is often represented as an age of “social isolation,” this article aims to identify the processes of social differentiation that gradually take place among individuals during this period, based on an analysis of their ways of living (uses of territories, spatial dimension of social resources and practices, residential mobility prospects, etc.). To achieve this, the data resulting from a localized ethnography conducted among some twenty teenagers living in a rural village in the Île-de-France (greater Paris) region, combining various methods of data collection (e.g. interviews, direct and participant observations), enable us to ascertain the construction of various social provisions and trajectories with age, as well as the conflictuality and distance that gradually emerge among young people from the village. These observations are also an opportunity to highlight the significant internal divisions that exist among working-class young people today and to call into question the category of “rural youth” in view of the different trajectories and ways of living that characterize these individuals.

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Texte intégral

  • 1 . On retrouve nombre de ces travaux dans le dossier de la revue Politix dédié à la question. Voir « (...)

1Si les études sur l’adolescence sont foisonnantes ces dernières années dans le champ de la sociologie de la jeunesse, concernant notamment l’existence d’une culture qui lui est spécifique (Galland, 2011 ; Pasquier, 2006 ; Le Breton, 2008 ; Glévarec, 2009), ces analyses ont tendance à véhiculer une image unifiée de l’adolescence contemporaine et de ses processus de socialisation, et de fait à négliger les formes de différenciations sociales internes qui la traversent. Quand ils tentent de mettre en lumière ces inégalités, ces travaux se focalisent essentiellement sur les formes de différenciations genrées dans la socialisation (Moulin, 2005 ; Metton‑Gayon, 2009 ; Détrez, 2003), et oublient de questionner l’influence de l’appartenance sociale dans la construction des parcours à cet âge, mis à part les travaux de Dominique Pasquier (2006), ou dans une autre mesure ceux de Jean‑Claude Chamboredon (2015). En réalité, ce sont plutôt des travaux récents en sociologie de l’enfance qui se sont attachés à interroger cette problématique de la différenciation sociale au cours des premiers âges de la vie, notamment autour des travaux de Wilfried Lignier et Julie Pagis (2012)1, ceux d’Annette Lareau (2003) ou bien de ceux de Jean‑Yves Authier et de Sonia Lehman‑Frisch (2012) sur les manières d’habiter différenciées des enfants résidant au sein de quartiers gentrifiés. Dans une moindre mesure, une frange des recherches en sociologie de la jeunesse s’est depuis plusieurs années largement focalisée sur les jeunes issus des classes populaires et originaires des quartiers urbains d’habitat social (Beaud, 2003 ; Kokoreff, 1993 ; Lepoutre, 2001 ; Mohammed, 2011) et a de fait questionné l’influence de l’appartenance sociale et territoriale des individus dans leurs parcours, sans pour autant évoquer le thème de la différenciation sociale, sans doute du fait de l’homogénéité sociale qui caractérise ces quartiers. De la même manière, les analyses qui ont privilégié une approche territorialisée de la jeunesse et de l’adolescence ont souvent permis de souligner la diversité sociale et des pratiques qui caractérisent les individus à cet âge (Oppenchaim 2011 ; Cartier et al., 2008 ; Goyon, 2008 ; Kokoreff, 2003). Plus généralement, cette problématique de la différenciation sociale au cours de la jeunesse a surtout été appréhendée par le prisme de l’école, notamment au travers des travaux d’Agnès Van Zanten (2012) et d’Ugo Palheta (2012) ces dernières années. Le relatif désintérêt pour cette thématique s’explique en partie par le fait que la jeunesse et en particulier l’adolescence, comme l’a souligné Olivier Galland (2011), sont depuis longtemps associées dans les représentations à des valeurs romanesques et de progrès, et à ce titre sont encore souvent considérées comme une période de « no‑man’s land social » (Bourdieu, 1984). C’est d’autant plus vrai en ce qui concerne l’adolescence qui est dans le sens commun consubstantiellement présentée sous l’angle de la « crise psychologique » et de fait réduite à ses incertitudes et ses irresponsabilités, comme l’a notamment montré Charles-Henry Cuin (2011). Cet article entend ainsi s’inscrire dans la continuité des analyses territorialisées de l’adolescence et prendre le revers de ces représentations courantes, en rendant compte de manière empirique des processus de différenciation sociale qui s’opèrent au cours de l’adolescence, c’est‑à‑dire des différentes positions et dispositions à la fois sociales et genrées qui se dessinent au cours de cet âge de la vie.

  • 2 . Julian Mischi et Nicolas Renahy (2008) ont plus largement montré les difficultés des sciences soc (...)

2Pour ce faire, nous avons choisi de nous focaliser sur l’analyse des manières d’habiter d’adolescents résidant en milieu rural francilien. Le recours au concept de manière d’habiter (Authier, 2001) présente de nombreux intérêts quant à cette problématique de la différenciation sociale. Il permet d’appréhender en même temps les différents usages – des espaces publics, domestiques, institutionnels – que les individus font des territoires, la dimension spatiale de leurs ressources et les pratiques sociales (Ripoll & Tissot, 2010), et de resituer sur un temps long les formes de projection qu’ils font dans les mobilités sociale et résidentielle. Il invite ici en particulier à porter attention aux pratiques de sociabilités des adolescents et plus largement à leurs modes de coexistence, notamment à l’échelle locale. On s’attachera plus encore à articuler une double dimension dans l’observation des processus de différenciation entre adolescents : une objective, à travers l’analyse des pratiques et des dispositions sociales des individus, l’autre subjective, par une attention portée aux logiques de distinctions et de différenciations symboliques qui s’opèrent entre individus à cet âge. D’autre part, le fait de se focaliser sur des adolescents résidant en milieu rural s’avère particulièrement pertinent ici au regard des formes importantes de recompositions et notamment de processus de diversification socio‑démographiques que ces territoires connaissent depuis plusieurs décennies (Guilluy & Noyé, 2004 ; Mischi & Renahy, 2008), en particulier dans le contexte francilien (Berger, 2004), mais aussi parce que cela sera l’occasion de rendre compte de la forte hétérogénéité qui caractérise cette catégorie de la jeunesse, souvent présentée sous l’angle de la tradition et donc de manière homogène (Galland & Lambert, 1993)2.

  • 3 . En l’occurrence, un foyer rural.
  • 4 . Il s’agissait, en compagnie de deux autres animateurs, d’accompagner les adolescents dans la réal (...)
  • 5 . Nous étions en effet présent au sein du foyer rural et au sein de la commune généralement deux fo (...)

3Cette réflexion repose sur un corpus de données issues d’une ethnographie localisée, réalisée durant plus de deux ans et demi auprès de vingt‑trois adolescents âgés de onze à dix‑neuf ans résidant au sein d’une commune rurale située dans les confins de la Seine‑et‑Marne. Elle a privilégié une combinaison de diverses méthodes de recueil des données. Une trentaine d’entretiens semi‑directifs ont été menés avec les adolescents, certains d’entre eux ont été interrogés plusieurs fois et de manière espacée dans le temps. En complément, une observation participante a été effectuée de manière hebdomadaire en compagnie d’une dizaine d’adolescents de la commune dans le cadre d’une activité de loisirs encadrée qui se déroulait au sein d’une association locale d’éducation populaire3 (un atelier vidéo4). Nous avons plus largement réalisé de la « participation observante » (Soulé, 2008) avec la plupart de ces adolescents – et plus encore à l’intérieur du groupe résidentiel – en étant bénévole au sein de cette association locale, ce qui nous a permis d’entretenir de nombreuses interactions et relations de proximité avec nombre d’entre eux de manière hebdomadaire5. Enfin, une observation directe des pratiques – de mobilité, de sociabilité – des adolescents au sein des espaces publics a été réalisée de manière continue. Le choix de recourir à l’ethnographie longue et localisée s’explique en grande partie par la volonté de donner une épaisseur temporelle aux analyses sur la différenciation sociale, en permettant d’articuler deux logiques : d’une part, une perspective rétrospective au sein des entretiens, et d’autre part, une perspective longitudinale par la réinterrogation et le suivi de certains enquêtés. Ce choix a répondu également à la volonté de ne pas autonomiser les processus de socialisation des adolescents et de les (re)contextualiser dans la configuration socio‑résidentielle locale.

  • 6 . L’ensemble des noms de lieux et de personnes ont été ici changés afin d’en respecter l’anonymat.
  • 7 . Pour reprendre l’expression de Michel Bozon et Anne Marie Thiesse (1985) afin de désigner les esp (...)
  • 8 . Les agriculteurs et artisans représentent respectivement 8 % et 12 % de la population communale, (...)

4Bresson6 est une commune d’environ 400 habitants, typique des territoires ruraux « périphériques »7, d’un point de vue géographique mais aussi socio‑démographique. Il s’agit en effet d’une commune relativement isolée et distante d’une vingtaine de kilomètres du centre urbain le plus proche, où sont scolarisés la majorité des adolescents. Elle est ainsi située dans les « espaces à dominante rurale » de la région francilienne, en dehors de l’aire urbaine parisienne et au‑delà des territoires périurbains (Insee, 2009). En ce qui concerne sa composition démographique, elle est caractérisée par une surreprésentation des classes populaires, dans une première mesure des agriculteurs et artisans, mais également des ouvriers, retraités et employés8, autant de catégories qui composent aujourd’hui majoritairement les territoires ruraux (Mischi & Renahy, 2008 ; Laferté, 2014). Toutefois, Bresson connaît depuis deux décennies environ, du fait de sa proximité avec l’agglomération parisienne, un processus de périurbanisation avec l’installation de ménages « extérieurs », soit issus des classes moyennes et supérieures qui participent ainsi d’un processus de « gentrification rurale » (Perrenoud, 2008 ; Phillips, 1993), soit de classes populaires « marginalisées », le plus souvent en provenance du centre de l’agglomération parisienne et en situation de relégation résidentielle. Ce processus est par ailleurs symbolisé par la construction de nombreux pavillons ainsi que d’un petit lotissement depuis quelques années aux périphéries de la commune qui tranchent avec son habitat rural traditionnel.

Les premiers âges de l’adolescence : sociabilité(s) villageoise(s) et proximité entre les jeunes de la commune

Espaces de la proximité et autonomisation9

  • 9 . Son père est éducateur spécialisé dans une institution pour enfants handicapés tandis que sa mère (...)

5Les manières d’habiter et les dispositions sociales des individus au cours de l’adolescence sont fortement structurées par un effet d’âge. L’adolescence est en effet une période de la vie qui est scandée par de nombreuses séquences de socialisation spécifiques, qui varient quelque peu selon les individus, mais qui présentent de nombreux traits communs en fonction de l’âge. L’enquête ethnographique menée à Bresson a permis dans un premier temps de faire émerger, à la suite d’un certain nombre de sociologues de la jeunesse (De Singly, 2006 ; Glévarec, 2009 ; Delalande 2014), la spécificité de la préadolescence (11‑13 ans) dans les processus de socialisation des individus. Nous nous sommes intéressés en premier lieu à cette période spécifique de l’adolescence qui marque pour les individus un carrefour important dans leur carrière scolaire, en l’occurrence le passage de l’école primaire au collège, mais qui correspond plus largement à une période d’autonomisation progressive vis‑à‑vis des instances traditionnelles de socialisation que sont la famille et l’institution scolaire. Les entretiens menés avec les préadolescents de Bresson ont en effet permis de comprendre que cette période de l’adolescence consacrait le plus souvent l’apprentissage de la part des individus de leurs premières pratiques de mobilité autonomes, c’est‑à‑dire sans la présence ou la supervision d’adultes, en même temps que la généralisation des pratiques de sociabilités autonomes en compagnie de leurs pairs, notamment au sein de la sphère domestique. Néanmoins, les adolescents de la commune se caractérisent encore à cet âge par de nombreux éléments communs dans leur manière d’habiter. Celle‑ci se définit essentiellement par un fort ancrage au territoire de résidence. Nous avons en effet pu remarquer qu’à cet âge, les jeunes de la commune faisaient un usage relativement intense et quasi exclusif de leur territoire de résidence au cours de leur temps libre. Leurs pratiques de mobilité se limitent en effet encore majoritairement à leur commune de résidence durant le temps libre, autour de la marche et des deux‑roues non‑motorisés, et en particulier aux espaces proches de leur domicile qui constituent pour eux des « arènes protégées » (Rivière, 2012), du fait notamment des stratégies éducatives des parents qui ont tendance à cet âge à être encore fortement restrictives :

Après moi, la plupart du temps, je reste traîner ici avec les autres. Quand je sors c’est pour aller sur la place de l’église ou au terrain de foot pour rejoindre mes amis. Y’a juste une fois où avec Anthony et Alexandre on avait pris nos vélos pour aller voir un pote qui habite à Vaucresson [ndlr : un hameau voisin] mais on a mis trop de temps. De toute façon, mes parents, ils veulent pas que je sorte de la commune. Même avant ils voulaient pas trop que j’aille derrière la salle polyvalente ou le château d’eau parce qu’ils disaient que c’était pas sûr, du coup ma mère m’obligeait à rester près de la maison pour qu’elle puisse me surveiller (extrait d’entretien avec David9, 13 ans).

Effets de genre

6Toutefois, les manières d’habiter des préadolescents de Bresson sont durant cette période fortement structurées par des effets de genre. Les garçons affichent dès cet âge une assez forte présence au sein des espaces publics de leur territoire de résidence, qu’il s’agisse de l’espace de la « rue » ou encore des quelques équipements sportifs de la commune – notamment le terrain de football municipal. En revanche les filles se caractérisent surtout par un fort usage des espaces domestiques, en particulier de la chambre, espace qui est particulièrement structurant à cet âge (Glévarec, 2009) et qui est souvent investi en compagnie de leurs pairs et notamment de leurs « groupe de copines ». De la même manière, on retrouve bien souvent l’espace du jardin, qui constitue une première étape dans la distanciation du monde familier de ces adolescentes rurales avant leur découverte du domaine public. Cette différence s’explique en grande partie par la division traditionnelle et sexuée des espaces (le « dedans » versus le « dehors ») qui est particulièrement opérante chez les familles d’origine populaire de la commune, et qui devient intériorisée par les adolescentes, ainsi que dans une moindre mesure par les craintes qui existent aussi en milieu rural à propos de l’usage des espaces publics des filles (Rivière, 2012 ; Lieber, 2008), et qui ont tendance à structurer les pratiques éducatives des parents :

  • 10 . La petite sœur de David : son père est éducateur spécialisé et sa mère infirmière.
  • 11 . Il est le fils d’un ouvrier paysagiste et d’une agente des services hospitaliers.
  • 12 . Situé à une dizaine de kilomètres de la commune.

Nan ça va, mes parents me laissent pas mal sortir. Après ils me disent de faire attention et de ne pas aller n’importe où, ou alors ils demandent à mon frère de me surveiller. On sait jamais ce qui peut arriver même si on est dans un p’tit village ici. […] De toute façon, c’est assez rare que je sorte si j’ai rien de spécial à faire. Même quand on se voit avec mes copines, la plupart du temps on va se donner rendez‑vous chez nous, on est plus tranquilles (extrait d’entretien avec Océane10, 12 ans).1112

Un entrecroisement de différentes scènes sociales

7Au‑delà de cette différence de genre, cette analogie dans les manières d’habiter se traduit par une situation de grande proximité entre l’ensemble des préadolescents de la commune. L’interconnaissance apparaît en effet encore fortement structurante à cet âge et semble à de nombreux égards être généralisée à l’ensemble des jeunes de la commune. Elle s’appuie avant tout sur l’expérience de la scolarisation commune au sein de l’école primaire municipale, d’autant que celle‑ci présente toutes les caractéristiques d’une école « rurale » avec ses faibles effectifs, ses classes de plusieurs niveaux, ainsi que par la proximité établie entre le corps enseignant et les familles. Elle a ainsi tendance à structurer de manière durable les réseaux de sociabilités juvéniles, au moins durant les premiers âges de la période adolescente, nombre de jeunes de la commune nous ayant évoqué cette « période du primaire » avec une certaine nostalgie et comme étant un élément important de leur socialisation résidentielle. Cette interconnaissance se transpose en réalité dans l’ensemble des scènes sociales qui caractérisent le quotidien de ces jeunes ruraux. On la retrouve en premier lieu au sein des espaces publics de la commune où existe encore à cet âge une forte mixité sociale. Les pratiques de mobilité sont à cette période encore réalisées en compagnie de groupes de sociabilités fluctuants et variables dans le temps, du fait notamment de leur nature essentiellement ludique, ce qui autorise à certains moments des situations de mixité de genre :

Souvent je sors comme ça parce que je sais que je vais forcément retrouver quelqu’un soit sur la place ou au terrain de foot. Y’a tout le temps du monde dehors ici les mercredis aprems ou les dimanches [rires]. Donc ça sert à rien que j’appelle untel ou untel. De toute façon moi je traîne avec tout le monde ici, je joue souvent au foot avec Robin et Hugo mais ça m’arrive aussi de jouer avec d’autres quand ils sortent ou même des fois je squatte avec les filles. De toute façon les jeunes, on se connaît tous ici (entretien avec Alexandre11, 13 ans).

  • 13 . « L’atelier vidéo » était en effet régulièrement fréquenté par une douzaine d’adolescents âgés de (...)
  • 14 . Joël Zaffran (2010) a mis en évidence que les activités de loisirs représentaient, du point de vu (...)

8Cette proximité procède aussi du fait que nombre d’entre eux sont scolarisés au sein du même collège situé dans un bourg voisin12 et se côtoient ainsi au quotidien sur la scène scolaire ou dans le bus scolaire qu’ils sont une majorité à emprunter, ces trajets constituant un temps important de la socialisation horizontale de ces adolescents résidant en milieu rural. On la retrouve enfin à l’intérieur des différentes institutions de loisirs que peuvent fréquenter les préadolescents de la commune durant leur temps libre. C’est d’abord le cas au sein de la seule activité de loisirs encadrée organisée par une association de la commune, en l’occurrence le foyer rural, qui accueille en majorité un public de préadolescents13 et qui participe de ce fait fortement de cette interconnaissance résidentielle. Cette caractéristique dans le recrutement de son public s’explique par l’importance en milieu rural que ces institutions revêtent pour les parents – pour qui le fait d’y inscrire leurs adolescents constitue à la fois un bon moyen de les occuper « positivement »14 en même temps que de favoriser la vie sociale locale –, mais aussi par ce qu’avait mis en évidence Joël Zaffran (2010), à savoir l’aversion que développent à partir d’un certain âge les adolescents pour ces formes d’activités encadrées, liée à leur besoin de se dessiner un « temps‑à‑soi ». Mais cette interconnaissance résidentielle entre préadolescents se transpose également en dehors de la commune puisqu’il s’avère qu’une majorité des garçons appartenant à cette classe d’âge a l’habitude de se fréquenter au sein d’un club de football situé dans une commune voisine :

  • 15 . Il est le fils d’un agent EDF et d’une secrétaire.

De toute façon, les garçons ici, ils vont tous jouer au club de Brigny. Là dans l’équipe, on est presque la moitié à être de Bresson et c’est comme ça depuis le primaire. Mais ça a tout le temps été comme ça parce que je me rappelle à l’époque de mon frère c’était pareil (extrait d’entretien avec Robin15, 13 ans).

Le rôle central des parents

9En réalité, il convient ici de mettre en évidence l’influence des spécificités du contexte rural – faible densité de population et intensité des relations sociales –, dans la proximité qui s’établit entre les jeunes adolescents de la commune. Les parents tiennent à cet égard un rôle central et cherchent à cet âge, dans le prolongement de la période enfantine, à entretenir cet entre‑soi adolescent à l’échelle locale qui produit ainsi de la mixité sociale. Cela s’observe en particulier au travers des incitations parentales à organiser des sociabilités domestiques et plus largement à entretenir des relations entre « jeunes de Bresson » qui s’actualisent notamment au moment de l’organisation de certains évènements comme les anniversaires de certains d’entre eux :

  • 16 . Elle est la fille d’un ingénieur mécanique et d’une infirmière.

Quand on fête les anniversaires ici, on est obligé d’inviter tout le monde, c’est comme ça dans les p’tits villages [rires]. Je sais qu’au mien, j’avais invité tous ceux qu’étaient avec moi à l’école primaire même si y’en a que je voyais plus trop. En fait, c’est surtout ma mère qu’a voulu, parce qu’elle disait que c’était une bonne occasion pour qu’on se rassemble tous. De toute façon, ça se sait très vite ici quand y’a quelqu’un qui organise un truc, donc tu te sens presque obligé d’inviter les gens (extrait d’entretien avec Jessica16, 13 ans).

10Cet engagement des parents dans l’organisation des sociabilités juvéniles repose en grande partie sur la symbolique de la « communauté rurale » qui fonctionne particulièrement bien à Bresson. Elle est en effet partagée par nombre d’entre eux, qu’il s’agisse des ménages « autochtones », anciennement implantés dans la commune et pour la plupart d’origine populaire, qui souhaitent préserver un style de vie « rural », ou bien des ménages plutôt issus des classes moyennes et récemment installés qui expriment quant à eux un désir de « relocaliser » une partie de leur vie sociale et de s’engager dans la « vie de la commune ». C’est par exemple ce qui ressort dans les propos de Madame Herblot, professeure des collèges et mère de deux filles de huit et onze ans, qui s’est installée dans la commune il y a environ deux ans en provenance du centre de l’agglomération parisienne :

On a la chance d’être dans une commune où il y a de la vie, où les gens se côtoient et s’impliquent. C’est pour ça que je trouvais important, quand on s’est installé ici, que Marion et Léa se créent des amis dans la commune. Du coup, je suis toujours contente quand elles invitent du monde à la maison et qu’ils jouent tous dans le jardin. L’autre fois y’a les petits Aubinet qui sont venus prendre le goûter, c’était sympa. Et en plus, nous, ça nous permet de faire connaissance avec certains parents d’ici donc ça crée du lien (extrait d’entretien avec Madame Herblot).

11Néanmoins, cette situation de mixité entre l’ensemble des préadolescents de la commune n’empêche pas dès cet âge l’existence de certains éléments de différenciations sociales entre eux. Ils tiennent, dans une première mesure, à la nature des activités extra‑scolaires que réalisent une partie de ces adolescents de Bresson, en particulier ceux issus des classes moyennes de la commune, telle que la danse, la musique ou encore la natation. Ces dernières apparaissent être en effet beaucoup plus légitimes socialement que celles réalisées par les autres adolescents de la commune qui se cantonnent essentiellement à des loisirs « populaires » (football, formations des jeunes sapeurs‑pompiers, cyclisme…). Cette différence s’explique par la place importante que tiennent ce type de loisirs dans les stratégies éducatives des familles, en particulier de celles issues des classes moyennes et supérieures, qui considèrent que ces activités permettent aux adolescents de développer des dispositions sociales – en termes de développement personnel, d’acquisition de ressources et de compétences culturelles… – qui sont en particulier transposables à l’univers scolaire. La réalisation de ces activités extra‑scolaires hebdomadaires, le plus souvent localisées en ville, repose par ailleurs chez nombre de ces familles sur le consentement des parents à réaliser les nombreux accompagnements automobiles qui y sont associés. Ces mobilités contraignantes incombent en réalité le plus souvent à la mère, à l’instar de ce qu’a montré Marie Goyon pour les familles résidant en territoire périurbain (Goyon, 2009), et recoupent ainsi la division traditionnelle des rôles féminins et masculins dans la sphère domestique :

  • 17 . Son père est artisan menuisier.

C’est ma mère qui est obligée de m’amener à la natation tous les mercredis après‑midi. Avant c’était pratique parce qu’il y avait un qui était avec moi et qui habitait à Bunneaux [ndlr : un village voisin] donc on s’arrangeait entre nous pour faire les trajets mais il a arrêté cette année. Après ça la dérange pas forcément, elle s’arrange toujours pour faire quelque chose en m’attendant, les courses ou si elle a un rendez‑vous, et puis de toute façon c’est la seule solution (extrait d’entretien avec Hugo17, 13 ans).

12Cela procède dans une autre mesure des formes de « socialisations à la mobilité » (Devaux & Oppenchaim, 2012) qui sont mises en œuvre au sein de certaines des familles de la commune, lorsque les parents habituent les adolescents dès le plus jeune âge à réaliser des pratiques de mobilité en contexte urbain dans le cadre familial (les « sorties » touristiques, les ballades en ville…) ou plus largement, lorsqu’ils les incitent à réaliser des mobilités en dehors de leur territoire de résidence, ce qui participe à les différencier dans leurs manières d’habiter du reste des préadolescents de la commune. On note en réalité ici un effet important de la trajectoire résidentielle familiale dans ces pratiques, puisqu’elles sont en grande partie le fait des familles d’origine urbaine, c’est‑à‑dire dont la carrière résidentielle est caractérisée par d’importants séjours en ville avant l’installation à Bresson. C’est le cas de David et Océane B. qui se distinguent de la plupart des autres adolescents de la commune par les sorties régulières, de nature touristique, ou encore pour rendre visite à des membres de leur famille, qu’ils ont l’habitude d’effectuer en compagnie de leurs parents plus au centre de l’agglomération, et notamment sur Paris, durant leurs vacances et les week‑ends. Ces pratiques de socialisation à la mobilité passent plus largement par la transmission de la part des adultes de représentations particulièrement positives et valorisantes de la ville, qui n’existent pas chez les autres familles de la commune, et qui sont assez rapidement intériorisées par les adolescents.

La fin des « années collège » : différenciation des manières d’habiter et conflictualités adolescentes

Les adolescents d’origine populaire : ancrage et ressources du local

13Si la préadolescence définit une situation de relative homogénéité et de proximité entre l’ensemble des jeunes de Bresson, dans un espace de vie quotidien qui se cantonne encore à cet âge à la commune de résidence, la période de la fin des « années collège » (entre 13 et 16 ans environ) marque à l’inverse l’amorce du processus de polarisation sociale entre eux. On observe en effet une progressive différenciation des manières d’habiter adolescentes à partir de l’âge de 13‑14 ans, au travers des territoires qu’ils pratiquent durant leur temps libre ainsi que de la dimension spatiale de leurs ressources sociales. Transparaît en réalité à partir de cet âge l’influence grandissante des différentes appartenances et dispositions sociales des individus qui dès lors se combinent aux effets de genre. De leur côté, les adolescents issus des classes populaires de la commune ont tendance à conserver au cours de cette période un assez fort ancrage dans leur manière d’habiter. Ils continuent en particulier à s’appuyer fortement sur les ressources relationnelles du local et à circonscrire leurs pratiques du temps libre à leur territoire de résidence. Les entretiens réalisés avec eux ont en particulier permis de saisir le rôle central de la proximité dans la constitution de leurs réseaux de sociabilités juvéniles, à l’instar des jeunes d’origine populaire résidant au sein des quartiers populaires urbains (Lepoutre, 2001 ; Beaud, 2003). La distinction opérée par Mark Granovetter (1973) entre liens forts et liens faibles devient ici particulièrement opérante et permet de mettre en évidence le fait que certains de ces adolescents disposent de réseaux amicaux exclusivement locaux et constitués de relations de voisinage, tandis que les pairs fréquentés sur la scène scolaire sont rarement réinvestis au cours du temps libre :

  • 18 . Il est issu d’une famille ouvrière de la commune, son père étant ouvrier spécialisé et sa mère ai (...)

De toute façon, la plupart de mes amis ils habitent ici à Bresson, enfin ceux avec qui je traîne le plus souvent, que je connais depuis longtemps. C’est pour ça que je sors pas souvent de la commune vu qu’on se voit tout le temps ici. Après il y a tous ceux du collège ou du foot mais on se voit pas en dehors. C’est juste des amis facebook comme on dit, on va juste se capter pour les devoirs ou des trucs comme ça. Y’en a, j’ai même pas leurs numéros (extrait d’entretien avec Evan18, 14 ans).

14On note toutefois à cet âge, notamment du côté des garçons d’origine populaire, l’influence du contexte rural qui se traduit par une progressive diversification des réseaux de sociabilités et des territoires pratiqués durant le temps libre, de la commune de résidence aux villages et hameaux avoisinants, dès lors qu’apparaissent les deux‑roues motorisés. Ces moyens de transport prennent en effet une place importante dans la mobilité de ces jeunes garçons d’origine populaire, comme pour les jeunes ruraux décrits par Nicolas Renahy (2005), qu’ils sont une majorité à posséder. Mais ces derniers ne contribuent en réalité que très peu à modifier leurs manières d’habiter, sinon à leur procurer une autonomie symbolique au sein de leur territoire de résidence. Le rapport au territoire de résidence des filles issues des classes populaires de la commune apparaît quant à lui plus ambivalent au cours de cette période. Si elles s’appuient tout autant que leurs homologues masculins sur leurs ressources relationnelles locales et en particulier sur le groupe de copines de la commune, leurs pratiques de mobilité apparaissent en même temps être davantage contraintes que celles des garçons, révélant par là‑même des réseaux de sociabilités féminins qui sont davantage diversifiés et dispersés spatialement :

  • 19 . Elle est issue d’une famille ouvrière, son père étant manutentionnaire dans une usine de fabricat (...)

Ben c’est vrai que moi j’aime bien habiter ici, même si quand on s’est installé ici j’ai eu un peu peur [rires]. Après j’ai plein d’amis ici, la plupart de mes copines habitent ici donc on se voit quand on veut. La preuve, je suis tout le temps en train de traîner avec Jessica et Margaux. Mais après, c’est vrai que des fois, j’aimerais plus souvent voire d’autres copines qu’habitent plus loin […] J’ai des copines du collège qu’habitent à Bunneaux et au Vaudoué mais on arrive pas à se capter, parce que mes parents ils peuvent pas m’emmener. Après j’ai demandé pour acheter un scooter mais ils ont pas voulu parce que c’est trop dangereux pour les filles (extrait d’entretien avec Séverine19, 14 ans).

Le pôle des adolescents issus des classes moyennes : une progressive distanciation de l’espace local

  • 20 . C’est‑à‑dire des pratiques de mobilité réalisées sans la présence et la supervision d’adultes et (...)

15À l’opposé, les adolescents issus des classes moyennes ainsi que de certaines familles appartenant aux classes populaires « stabilisées » de la commune connaissent de profondes transformations dans leurs manières d’habiter à partir de cet âge. Ils sont en effet une majorité à délaisser progressivement leur territoire de résidence pour multiplier avec l’âge les pratiques de mobilité en dehors de l’espace local et en particulier en contexte urbain. Les premières pratiques « d’auto-mobilité20 » urbaines (Massot & Zaffran, 2007) sont en réalité expérimentées dès la cinquième, à partir du collège en semaine, dès lors que le temps scolaire se relâche. Elles leurs offrent l’opportunité, en compagnie de sociabilités fréquentées sur la scène scolaire, d’expérimenter les espaces publics urbains et l’anonymat qui les caractérise (Oppenchaim, 2011), notamment en centre‑ville, tout autant que d’accéder à une offre fonctionnelle et culturelle qui est particulièrement recherchée. À cet égard, on peut souligner l’importance des pratiques « d’achat » au cours de ces mobilités, en particulier du côté des filles. Elles constituent pour elles une étape symbolique dans leur autonomisation vis‑à‑vis des parents et leur permettent en même temps d’actualiser leur appartenance à une culture adolescente et ainsi de « faire comme les autres » :

  • 21 . Elle est issue d’une famille appartenant aux classes moyennes « intermédiaires », son père étant (...)

Franchement les premières fois qu’on sortait quand on avait pas cours, on se posait juste devant le collège pour discuter ou fumer avant de prendre le bus. Après on a commencé à bouger un peu plus loin. On allait s’acheter des clopes pas loin entre copines, ça permettait de se balader en même temps. Maintenant, les jeudis aprèm, vu qu’on a trois heures de libre, on va plus souvent en centre‑ville, ça nous permet d’aller traîner dans les magasins. On s’achète des petits trucs genre des vêtements et des bijoux. On en profite parce que après le week‑end c’est plus compliqué d’y aller (extrait d’entretien avec Charlotte21, 15 ans).

16Ces premières expériences deviennent de leur côté peu à peu complétées par des pratiques de « rendez‑vous en ville » mises en place durant les week‑ends et qui ont pour but de se retrouver entre pairs en centre‑ville afin d’y réaliser ensemble des pratiques d’auto‑mobilités. Elles offrent, d’un côté, l’occasion sur un temps plus long de se dessiner un « temps‑à‑soi » collectif et d’expérimenter une plus forte urbanité au sein des centres urbains environnants, mais apparaissent, de l’autre, être en partie contraintes, nécessitant en effet auparavant un accompagnement automobile de la part d’adultes. Les changements qui s’opèrent dans les pratiques de mobilité de ces adolescents à cet âge se doublent de transformations dans leurs sociabilités, notamment en termes de dimension spatiale. Leurs réseaux amicaux incluent en effet de plus en plus des pairs extérieurs à leur commune, notamment d’origine « urbaine », la plupart du temps rencontrés sur la scène scolaire ou au cours d’activités extra‑scolaires, et de fait se délaissent progressivement de ceux issus de l’espace local. Cela tient en grande partie à la tendance à l’homophilie qui définit de plus en plus les sociabilités adolescentes à cet âge, et qui se traduit par le fait que les individus fréquentent des pairs présentant des caractéristiques sociales similaires (Bidart, 1997). Les dispositions sociales deviennent en effet de plus en plus établies et les goûts culturels affirmés et participent ainsi à structurer les affinités électives, en particulier du côté des garçons. Ce processus se trouve d’autant plus renforcé par les phénomènes de stylisation propres à l’adolescence contemporaine (Pasquier, 2005 ; Metton‑Gayon, 2009), c’est‑à‑dire la structuration de leurs sociabilités au travers de l’appartenance symbolique à des groupes définis autour d’identités culturelles, qui recoupent souvent des appartenances sociales :

  • 22 . Il est issu d’une famille appartenant aux classes populaires « stabilisées » : son père est artis (...)

À un moment, j’ai commencé à ne plus trop traîner avec ceux d’ici. J’en avais marre, on avait plus du tout les mêmes intérêts on va dire. Avec eux, c’était tout le temps le foot ou tout le temps à traîner dehors à rien faire […] En fait c’est surtout parce que j’ai commencé à traîner un peu plus avec ceux du collège, on a commencé à se voir un peu plus en dehors, parce qu’on avait plus de points communs. Avec eux au moins, je peux parler de trucs intéressants. On joue aux mêmes jeux vidéo, on regarde les même séries et tout […] Même au niveau de la musique, on écoute plus du tout la même chose. Regarde Ludovic et Mathieu ils arrêtent pas d’écouter du rap, et ils s’habillent comme des racailles, t’as même plus envie de traîner avec eux maintenant à cause de ça (extrait d’entretien avec Lucas22, 14 ans).

  • 23 . Son père est ingénieur et sa mère cadre de la fonction publique.

17Néanmoins, les pratiques de mobilité tiennent dans certains cas un rôle actif dans ces remaniements relationnels. Elles permettent en effet, quand elles sont répétées et réalisées en dehors du contexte local, à cette fraction d’adolescents de la commune de se confronter régulièrement à des formes d’altérités résidentielles et sociales, et peuvent ainsi parfois aboutir à des formes d’affiliation durables qui participent à remanier les manières d’être et d’agir de ces adolescents. On peut évoquer le cas d’Amandine, une adolescente agée de quinze ans issue d’une famille de classes moyennes de la commune23, qui a rencontré à Fontainebleau, par le biais d’une copine du collège et lors d’une de ces « sorties », un groupe de filles originaires d’une cité populaire de l’agglomération qu’elle a fréquenté durant quelques mois au cours de son temps libre. Cela s’est traduit chez elle par une progressive transformation de ses habitudes vestimentaires et de ses goûts culturels, lorsqu’elle s’est mis à développer un goût pour le hip‑hop et les « cultures urbaines », ou encore dans sa manière de parler, l’amenant à cet égard à se faire surnommer « caillera » par les autres adolescents de Bresson.

Du rôle de la carrière scolaire et des stratégies éducatives parentales

  • 24 . Pour reprendre la dichotomie entre established et outsiders forgée par Norbert Elias et John L. S (...)
  • 25 . Leur très faible attention pour les tâches scolaires combinée à des stratégies éducatives et nota (...)

18Au rôle des sociabilités s’ajoute, au cours de cette période, un effet assez structurant de la carrière scolaire dans ce processus de différenciation sociale entre ces adolescents ruraux, à l’instar de ce qu’avait déjà montré Françoise Zonabend dans les années 1980. On assiste en effet au cours de cette période de la fin des années collège à une assez forte différenciation des parcours scolaires, en particulier du côté des garçons. Nombreux sont les garçons issus des classes populaires de la commune, en particulier du côté de ceux issus des familles les plus « marginalisées24 » de l’espace local, à en réalité connaître à partir des classes de la cinquième et quatrième une situation de démobilisation scolaire, ce qui a tendance à se traduire dans leurs pratiques du temps libre ainsi que dans leurs rapports aux territoires. Les travaux de Jean Claude Chamboredon et al. ainsi que ceux de Florence Weber nous ont montré tout l’intérêt à penser les interrelations qui s’établissent chez les individus entre leurs différentes scènes sociales (Chamboredon, 1984‑1985 ; Weber, 1989). On observe en effet du côté de ce pôle de garçons de la commune un surinvestissement de la scène résidentielle, et en particulier des sociabilités locales, qui vient le plus souvent compenser la situation vécue au quotidien sur la scène scolaire. On retrouve un processus déjà mis en évidence par Stéphane Beaud (2003) pour des jeunes résidant au sein d’une cité HLM : le groupe de « copains » de la commune, de plus en plus investi au sein de l’espace public et avec qui on partage un même temps social25, devient une source de profit symbolique particulièrement efficace et permet de fabriquer un « entre‑soi » masculin qui est pour eux particulièrement rassurant :

  • 26 . Son père est artisan électricien et sa mère secrétaire de mairie.

À un moment, le collège ça me soulait tellement que je foutais plus rien. La sixième ça allait encore mais c’est à partir de la cinquième que j’ai commencé à partir en vrille. En fait je préférais sortir avec Alexandre et Anthony, à m’amuser avec eux, que de bosser. On était tout le temps dehors à traîner, à fumer, ou juste à se poser à l’abribus. On se tapait des trips, pour changer du collège quoi. De toute façon dès qu’on rentrait, on posait nos sacs et on se retrouvait dehors pour enfin s’amuser quoi (extrait d’entretien avec Ludovic26, 15 ans).

  • 27 . Pour reprendre l’expression de Jean Claude Chamboredon et de Madeleine Lemaire (1973).
  • 28 . Il s’agit d’une retraitée, ancienne agricultrice de la commune.

19Cette valorisation d’une virilité, qui est un élément structurant de la socialisation des garçons d’origine populaire (Mauger, 2006), conduit par ailleurs certains d’entre eux à entrer progressivement dans une carrière déviante, lorsque leur consommation de drogues douces devient régulière ou que les actes de malveillance réalisés en compagnie des pairs deviennent répétés et participe ainsi d’un processus de marginalisation résidentielle. Le contexte de faibles densités et d’interconnaissance résidentielle favorise en effet assez fortement les logiques de stigmatisation d’une partie des adolescents. Elles sont en réalité surtout le fait des ménages les plus « intégrés » et autochtones de la commune, ces catégories qui « donnent le ton » à l’échelle locale27, pour qui cela représente avant tout un moyen de critiquer le style de vie et en particulier les stratégies éducatives des ménages les plus défavorisés de la commune. La « participation observante » que nous avons réalisé au sein du groupe résidentiel, et notamment les entretiens et conversations informelles que nous avons pu tenir avec un certain nombre d’adultes de la commune, ont permis de comprendre comment certains des garçons enquêtés appartenant aux familles les plus « marginalisées » de l’espace local étaient systématiquement renvoyés à la figure de la « racaille », catégorie d’autant plus efficace qu’elle renvoie à l’imagerie « urbaine ». C’est ce dont on a pu se rendre compte au cours de l’entretien que nous avons réalisé avec Madame Legrand, dans le cadre de sa fonction de première adjointe de la commune28 :

Vous savez, ils ont beau montrer à la télé mais en milieu rural on a aussi des problèmes de délinquance, hein ? Notamment avec les jeunes, il y en a, on ne sait plus quoi en faire… Moi quand je vois le petit Gauthier [ndlr : le nom de famille de Ludovic], tout ce qu’il peut poser comme problèmes ici… Nan mais c’est sûr, ils sont tout le temps en train de traîner dehors, alors qu’est‑ce que vous voulez, qu’est‑ce que vous voulez qu’on fasse ? Et puis si les parents les encadrent pas, nous on peut rien faire, parce que toutes les bêtises qu’il fait, ça date pas d’aujourd’hui ! (extrait d’entretien avec Madame Legrand).

  • 29 . Cela rejoint les travaux d’Alain Vulbeau (2014) à propos des représentations péjoratives des usag (...)

20À cet égard, il convient de souligner le rôle ambivalent que tiennent les parents appartenant aux classes moyennes de la commune qui, s’ils ont tendance à favoriser l’entre-soi juvénile au cours de la période préadolescente, prennent par la suite une part active dans le processus de séparation de l’adolescence locale. On observe en effet à partir de 13‑14 ans une réorientation assez nette de leurs stratégies éducatives qui de plus en plus visent à limiter les usages de l’espace public résidentiel de leur progéniture ainsi que leur fréquentation des adolescents d’origine populaire de la commune. Cela se traduit par la transmission de représentations particulièrement péjoratives des « jeunes qui traînent », implicitement associés à la déviance, et plus largement des usages de la « rue29 », ainsi que par une plus grande surveillance de leurs pratiques du temps libre. À l’inverse, la question scolaire devient à cet âge plus centrale dans leurs pratiques éducatives, du fait de l’importance qu’elle peut avoir dans les stratégies d’ascensions sociales chez les classes moyennes (Bidou, 2004), ce qui a des conséquences sur la disponibilité en temps libre des adolescents :

  • 30 . Il est issu d’une famille d’employés de la commune, son père étant agent EDF et sa mère secrétair (...)

Mes parents, ils ne veulent plus trop que je traîne avec Ludovic et Alexandre. Ils disent qu’ils font trop de conneries, qu’ils sont pas sérieux. J’aime bien être avec eux mais le problème c’est que eux ils s’en foutent du collège et que leurs parents leur posent pas trop de limites, donc ils font un peu ce qu’ils veulent. Alors que moi, voilà, j’suis obligé de finir mes devoirs si je veux sortir. Puis même, un moment j’avais de mauvaises notes donc ils ont commencé à limiter mes sorties. Même des fois ils venaient toquer à ma porte pour venir me chercher mais ma mère leur disait que j’avais pas le droit de sortir (extrait d’entretien avec Robin30, 14 ans).

Conflictualités adolescentes

  • 31 . Son père est éducateur spécialisé dans une institution pour enfants handicapés tandis que sa mère (...)
  • 32 . Son père est un ouvrier artisan dans une entreprise de maçonnerie locale, tandis que sa mère est (...)

21Cette différenciation des trajectoires qui s’opère progressivement avec l’âge nous amène à nous intéresser aux manières de cohabiter des adolescents (Authier & Lehman‑Frisch, 2012) à l’échelle locale. On assiste en effet au cours de cette période de fin des années collège à d’importantes formes de déstructuration de sociabilités entre adolescents appartenant à une même cohorte, ce qui a des conséquences sur les formes de coprésences juvéniles. On peut pour ce faire évoquer les cas de David, issu d’un ménage de professions intermédiaires31 de la commune, et de Ludovic qui est lui d’origine ouvrière32. Ces deux adolescents ont été particulièrement centraux dans notre processus d’enquête, ce qui nous a permis de les voir progressivement se distancier, puis se stigmatiser l’un l’autre au fil de l’âge, alors qu’ils se côtoyaient assidûment au cours de leur préadolescence, au moment où nous les avons rencontrés pour la première fois. Néanmoins, cela ne se traduit pas forcément par une rupture des relations entre ces différents profils d’adolescents, sinon leur transformation. Le contexte rural, et en particulier la petite taille de la commune, impose en effet à cet âge aux jeunes de la commune de continuer à vivre sous le regard des autres au quotidien et ainsi à cohabiter avec leurs homologues de la commune. Les relations adolescentes deviennent en réalité dès cette période caractérisées par une forte conflictualité, révélatrice des différentes trajectoires et dispositions sociales qui sont en train de se dessiner. Celle‑ci se dénote dans une première mesure au travers des nombreuses formes de stigmatisations symboliques qui structurent le groupe de l’adolescence locale à cet âge et qui sont revenues comme un leitmotiv au cours des entretiens. Elles sont en réalité de deux ordres. Du côté des adolescents issus des classes moyennes ou supérieures de la commune, ces critiques ont tendance à emprunter les sentiers traditionnels de la distinction sociale (Bourdieu, 1979) et se traduisent par des logiques de démarquage vis‑à‑vis des adolescents d’origine populaire de la commune, ainsi que par une critique de leurs goûts culturels ou encore de leurs manières d’habiter. C’est ce qui ressort des propos d’Amandine, 15 ans, qui est issue d’un ménage de classes moyennes33 récemment installé à Bresson :

Franchement, la plupart des jeunes d’ici, j’ai pas envie de les fréquenter, quand tu les vois [soupir] … tout le temps à traîner, à rien faire… T’as l’impression qu’ils passent leur vie à fumer entre eux. Des fois j’ai envie de leur dire : « Mais sortez un peu d’ici ! Allez voir autre chose ! ». Même y’en a comment ils s’habillent, tu vois ils ont aucun style, ils font aucun effort, ce qui les intéresse c’est que leur bande de potes d’ici (extrait d’entretien avec Amandine, 15 ans).

  • 33 . Puisque son père est ingénieur en environnement et sa mère cadre dans la fonction publique.
  • 34 . Pour reprendre l’expression de Florence Weber (1989).
  • 35 . Il est le fils d’un artisan charpentier et d’une mère au foyer.

22Du côté des adolescents issus des classes populaires, les critiques procèdent à l’inverse de logiques d’inversion de l’ordre social et passent en particulier par la critique du « geek » et du « boloss », deux figures centrales de l’exclusion dans la culture adolescente contemporaine, qui deviennent ici réappropriées. Elles permettent d’exprimer, à l’instar de la figure du « bouffon » décrite par David Lepoutre (2001) dans les quartiers populaires urbains, une stigmatisation des adolescents de la commune les plus légitimes sur la scène scolaire, mais plus largement de ceux qui investissent trop fortement les nouvelles technologies et les jeux vidéo, ou encore de ceux qui passent trop de temps au domicile durant leur temps libre, et qui s’opposent ainsi à un « goût pour le dehors » proprement masculin et populaire. Ces formes de stigmatisations, d’autant plus fortes entre garçons, se dénotent plus encore au travers des « accusations 33de fierté34 » et d’embourgeoisement émises à l’égard de certains d’entre eux, dès lors que sont constatés des changements dans les styles vestimentaires et dans les « attitudes ». C’est ce qu’exprime par exemple Mathieu, le fils d’un artisan local35 :

Nan mais le problème ici c’est que y’en a qui s’y croient trop. Regardes Lucas, il a trop changé par rapport à avant. Il était tout le temps en train de traîner avec nous quand il était p’tit. Maintenant il nous capte même plus, il est tout le temps à rester chez lui, sur son ordi, un vrai « geek » quoi. Le mec est tout le temps en train parler de jeux vidéo et d’informatique, il a pas d’autres discours quoi. Même tu regardes comment il s’habille, on dirait trop un « guedin » maintenant [rires]… il recherche trop un style, juste pour plaire à ses nouveaux potes (extrait d’entretien avec Mathieu, 16 ans).

  • 36 . Sur ce point, voir notamment Olivier Masclet (2001).
  • 37 . C’est‑à‑dire, à propos de leurs dispositions corporelles (Bourdieu, 1980).

23Cette forme spécifique de conflictualité adolescente s’est dans une autre mesure largement manifestée au cours des activités de loisirs dans le cadre desquelles nous avons réalisé l’observation participante. Les séances ont en effet été caractérisées par de nombreux épisodes de tensions entre garçons, en particulier lors de la dernière année de l’enquête de terrain, lorsque le public s’est assez diversifié en accueillant d’autant plus d’adolescents issus des classes populaires de la commune. Celles‑ci sont dès lors devenues ponctuées par de nombreux « coups de pression » entre les différents profils de garçons, à propos des projets en cours de réalisation, mais surtout du manque d’implication des derniers arrivés, pour qui cela comportait inévitablement une connotation scolaire, et plus largement du fait de leur difficulté à tenir en place au cours des activités36. Transparaît en particulier le rôle de la « vanne » (Ghasarian, 1999), qui devient à cet âge une modalité centrale des sociabilités des garçons d’origine populaire, mais qui est en réalité fortement ambivalente. Si elle permet, d’un côté, de « chambrer » l’autre et ainsi de renforcer la relation entretenue avec lui, elle est, d’un autre côté, le plus souvent utilisée pour stigmatiser certains individus, en particulier ceux qui ne sont pas conformes aux normes de virilité (Clair, 2012). C’était particulièrement le cas de Alexandre et Anthony qui se sont montrés particulièrement éloquents dans cet exercice, lorsqu’il s’agissait de stigmatiser la tenue vestimentaire de certains de leurs pairs, ou encore pour d’autres leur attitude trop conformiste à l’égard de l’activité de loisirs et leur trop grande proximité avec les animateurs révélant ainsi leur intériorisation d’une culture anti‑école (Willis, 1977). De la même manière, on a pu assister à ces formes de rappel à la virilité lors d’un tournoi de football organisé par une association locale auquel nous avons participé, et où ces mêmes garçons, particulièrement agiles dans le jeu, ont régulièrement fustigé d’autres adolescents, moins habitués, à propos de leur performance et plus largement de leur héxis37 :

Les organisateurs du tournoi ont ce matin composé les différentes équipes, en prenant particulièrement soin de les équilibrer. J’ai ainsi été placé dans la dernière équipe en compagnie d’Hervé [un bénévole du foyer rural] et de trois garçons (Anthony, Mathieu et Hugo) […] Au fil des matchs, quelques tensions sont apparues dans l’équipe, lorsque Anthony et Mathieu ont commencé à critiquer ouvertement et assez violement Hugo qui n’était pas au diapason de l’équipe : « Vas‑y, sérieux, t’as appris à jouer au foot avec ta sœur ? Au moins apprends à courir. On dirait il a jamais fait de sport de sa vie, sérieux […] le mec c’est un vrai boulet, il a aucun physique » (extrait du journal de terrain du 15 mai 2012).

  • 38 . Son père est ingénieur informaticien et sa mère assistante commerciale.

24Cet épisode permet ainsi de rendre compte des mécanismes importants de domination que peuvent connaître les adolescents, et en particulier les garçons issus des classes moyennes et supérieures, en contexte résidentiel populaire, d’autant plus accentués en milieu rural du fait de l’interconnaissance et des formes personnalisées de relations qui y existent. Néanmoins, il convient ici de quelque peu nuancer ces propos, en soulignant la capacité qu’ont certains d’entre eux, qui présentent des profils de dissonance (Lahire, 2006), à alterner les modes de sociabilités et ainsi à jouer sur différents registres. On peut évoquer ici le cas de Bastien, issu d’une famille de classes moyennes de la commune38, qui se différencie au sein de la commune et du groupe de l’adolescence locale par la diversité de son réseau de sociabilités et son aptitude à aussi bien fréquenter les garçons d’origine populaire que les adolescents situés plus en haut de la hiérarchie sociale. Il partage en effet son temps libre entre la bande de garçons de Bresson, avec qui il a notamment pendant un moment formé un groupe de rap, et d’autres groupes d’adolescents extérieurs à la commune, pour la plupart rencontrés sur la scène scolaire, avec lesquels il partage d’autres goûts culturels et peut actionner d’autres dispositions sociales. On voit notamment chez lui tout l’effet de sa trajectoire résidentielle, en l’occurrence le fait d’avoir grandi dans la commune et en contexte populaire, qui a participé à forger des ressources relationnelles durables et ainsi à remanier une partie de ses prédispositions sociales et familiales :

Après moi j’ai encore beaucoup de potes ici. C’est normal, j’ai toujours vécu à Bresson. Y’en a, franchement, on a grandi ensemble, donc on continue à partager beaucoup de choses, c’est normal. Mais voilà j’ai aussi les amis du lycée, que j’essaye de voir aussi quand je peux […] Avec eux, c’est cool, ça me permet de faire d’autres choses. On fait un peu plus de sorties ensemble, au ciné ou des trucs comme ça. Même, on a pas les mêmes discussions, je sais que je vais plus pourvoir parler avec eux de sujets de « jeunes » on va dire, sur la mode, la musique, des trucs comme ça (extrait d’entretien avec Bastien, 16 ans).

Les « années lycée » : polarisation des manières d’habiter et perspectives de mobilités résidentielles différenciées

Les liens entre orientations scolaires et manières d’habiter

25S’il existe encore au cours de la période de « fin des années collège » une certaine proximité entre l’ensemble des jeunes de la commune, autour de relations, certes fortement conflictuelles, les dernières années de l’adolescence (17‑19 ans) sont à l’inverse marquées par une assez grande distance entre eux ainsi que par une forte différenciation de leurs manières d’habiter. L’entrée au lycée marque en effet une rupture importante pour eux et contribue à d’autant plus accentuer la différenciation des parcours entre adolescents de la commune, en particulier au travers du choix qui est alors fait entre la poursuite en enseignement général, ou à l’opposé en enseignement technologique ou professionnel dès la seconde. Cette segmentation des parcours scolaires a de nombreux effets sur les manières d’habiter adolescentes et accélère la séparation qui se construit peu à peu entre eux. Elle participe plus précisément à des oppositions en termes d’organisation du temps scolaire et de disponibilité en temps libre des adolescents, ou encore d’opportunités de se confronter à des altérités sociales et résidentielles en fonction des établissements. Les adolescents qui choisissent la filière générale, dans la grande majorité issue des classes moyennes de la commune ou encore des classes populaires « stabilisées », connaissent en réalité les plus grands bouleversements dans leur quotidien. Le temps scolaire devient pour eux de plus en plus prégnant, du fait de l’augmentation du nombre d’heures de cours tout autant que du niveau d’exigences à ce niveau de formation, ce qui se traduit par une assez nette limitation de leurs mobilités et à l’inverse un investissement plus fort de l’espace domestique au cours du temps libre, notamment autour des « devoirs ». Cette transformation est par ailleurs largement alimentée par les stratégies éducatives parentales qui à cet âge mettent d’autant plus l’accent sur les performances scolaires :

  • 39 . Elle est issue d’une famille de classes moyennes de la commune, son père est ingénieur informatic (...)

C’est vrai que je me dis que le collège c’était la belle vie par rapport à maintenant. Je sortais plus, je voyais plus mes copines le week‑end, j’avais plus de temps à moi quoi. En fait le lycée ça a été trop chaud au début, trop de cours, trop de devoirs, j’ai dû m’adapter. Et puis même, mes parents ont commencé à me mettre plus de pression quand ils ont vu que mes résultats commençaient à baisser en seconde. Genre maintenant le samedi, j’ai pas le droit de sortir tant que j’ai pas fini mes devoirs (extrait d’entretien avec Coralie39, 17 ans).

  • 40 . En l’occurrence Fontainebleau.

26Ce profil d’adolescents devient par ailleurs dans la grande majorité scolarisé dans un lycée de centre‑ville, situé dans un centre urbain voisin40, ce qui leur offre l’occasion de se confronter à un nouveau public juvénile composé d’adolescents pour la plupart d’origine urbaine, ainsi que de multiplier les mobilités urbaines en semaine à partir du lieu de scolarisation. Cela contribue pour certains d’entre eux à nettement diversifier leurs réseaux de sociabilités, qui incluent peu à peu plus d’individus extérieurs à la commune, ce qui en retour favorise la réalisation de pratiques de mobilités en dehors du territoire de résidence qui deviennent progressivement exclusives durant le temps libre.

  • 41 . C’est–à‑dire situés dans des communes de petite taille, comme c’est le cas de la majorité de ces (...)
  • 42 . Sur ce point, voir notamment le travail de Ugo Palheta (2012).
  • 43 . Le fils d’un artisan menuisier local.

27À l’inverse, pour les adolescents de la commune qui s’orientent vers les filières professionnelles et technologiques, le passage du collège au lycée ne modifie que très peu leurs manières d’habiter. Ils deviennent en effet scolarisés dans des lycées « périphériques »41, situés dans deux bourgs voisins qui accueillent majoritairement un public populaire et d’origine rurale42, et qui ne contribuent ainsi que très peu à modifier leurs réseaux de sociabilités. Plus encore, cette entrée au lycée n’entraîne pour eux que très peu de changements en termes d’organisation de leurs temps sociaux, puisqu’ils disposent dans la majorité des cas d’autant de temps libre que durant la période du collège, ce qui leur permet de continuer à investir fortement les espaces publics de leur commune de résidence ainsi que le groupe de pairs local. Néanmoins, parmi ce pôle populaire de la commune, ceux qui choisissent à cet âge la voie de l’apprentissage connaissent de profonds bouleversements dans leur quotidien, ce qui les amène à redéfinir partiellement leur appartenance au groupe de pairs local. C’est le cas d’Enzo43, qui est devenu apprenti boucher et a ainsi commencé à travailler au sein d’un établissement situé dans une commune voisine dès ses seize ans, ce qu’il a vécu comme une sortie symbolique de l’adolescence :

Nan c’est clair, je suis content de travailler maintenant, l’école j’en pouvais plus. Et puis maintenant j’ai un salaire quoi [rires]. Mais après avec les potes c’est plus pareil, on se voit moins. Vu mes horaires, c’est chaud. Eux ils ont pas à se lever le matin [rires] ! Puis même ça fatigue, des fois ils m’appellent pour sortir mais je dis « c’est trop chaud pour moi les gars ». Du coup, voilà, c’est plus comme avant, je peux plus autant traîner avec eux (extrait d’entretien avec Enzo, 16 ans).

Entre‑soi juvéniles et appartenances sociales

  • 44 . Pour reprendre l’expression de Jean-Noël Retière (1988).
  • 45 . Le groupe de référence d’un individu est celui qu’il a tendance à prendre comme modèle tandis que (...)
  • 46 . Un adolescent issu d’une famille de fonctionnaires de la commune, son père est professeur des col (...)
  • 47 . Alors que la majorité des garçons de la commune se caractérise par des cheveux coupés courts, sty (...)
  • 48 . Sylvie Tissot (2011) a montré que la définition de la diversité était relative – qu’elle soit soc (...)

28En réalité, les manières d’habiter adolescentes deviennent à cet âge progressivement durables et se structurent essentiellement autour d’appartenances à des réseaux relationnels forts. Cela s’explique par les changements importants qui interviennent dans les sociabilités adolescentes durant ces années lycée. Les réseaux amicaux deviennent en effet de plus en plus établis et structurés autour d’une mixité relationnelle, et incluent dorénavant autant de filles que de garçons. La bande de pairs devient ainsi fréquentée assidûment au cours du temps libre en même temps que le support d’une identité collective qui se structure selon l’opposition entre « eux et nous » (Hoggart, 1970). Du côté du pôle populaire d’adolescents de la commune, les pratiques de mobilité répétées à l’échelle locale contribuent à fabriquer un entre‑soi juvénile fortement recherché, qui se construit essentiellement dans une opposition aux adultes de la commune, et qu’on retrouve de la même manière au cours des mobilités qu’ils réalisent en dehors de leur territoire de résidence. Les sorties festives – sorties en boîte, au bowling… – qu’ils mettent en œuvre les week‑ends sont en effet exclusivement réalisées en compagnie de la bande de Bresson et ne participent que très peu à confronter ces jeunes ruraux à des formes d’altérités juvéniles. À l’inverse, pour les autres adolescents de la commune, leurs pratiques de mobilité répétées au fil du temps en contexte urbain et en compagnie d’adolescents extérieurs à leur commune, participent sur le long terme de processus « d’acculturation douce44 » à l’urbain, et notamment à la culture adolescente contemporaine (Galland, 2010), en même temps que de leur distanciation de l’espace local. La distinction entre « groupe de référence » et « groupe d’appartenance »45 (Hyman, 1942) devient particulièrement opérante ici et permet de rendre compte de la manière avec laquelle nombre de ces adolescents ont tendance à s’identifier symboliquement à la catégorie de la jeunesse « bourgeoise » et urbaine et à progressivement adopter ses normes et valeurs. Cela s’est par exemple particulièrement vérifié chez Valentin46, agé de 17 ans, qu’on a vu progressivement adopter un style « étudiant bohème » au cours de ses années de lycée, ce qui s’est traduit dans son style vestimentaire ou encore sa coupe de cheveux47. On note en particulier dans ses propos comment il en vient à survaloriser sa proximité avec ce groupe de référence, au travers de ses expériences urbaines ou plus largement d’une exaltation de la diversité48, ce qui constitue avant tout pour lui un moyen de distinction symbolique vis‑à‑vis de l’espace local :

Après moi je ne me vois pas rester ici à rien faire, faut que je bouge. Je me dis que c’est pas parce que j’habite dans un p’tit village que je ne peux pas faire comme les autres jeunes. C’est pour ça que j’essaye d’aller sur Paris le plus souvent possible avec mes amis, pour visiter des musées ou juste se balader […] Ça change de Bresson quoi [rires], au moins tu vois pas tout le temps les mêmes têtes, ça permet de faire des rencontres, de voir des gens différents alors qu’ici c’est tout le temps la même chose. C’est pour ça je trouve que les jeunes ils sont plus intéressants sur Paris, ils sont plus ouverts et ils ont plus de style (extrait d’entretien avec Valentin, 17 ans).

Logiques de sédentarité et de migration

29Dans une autre mesure, on voit comment les rapports aux territoires sont déjà extrêmement forgés à cet âge et participent du processus de polarisation des adolescents de la commune. Ils s’articulent avec des perspectives de mobilités résidentielles qui sont dans la majorité des cas fortement engagées dès ces années lycées. La question de la sédentarité et de la migration s’est en effet peu à peu imposée au centre des discussions que nous avons eu avec ces adolescents, et ainsi comme un enjeu central dans la construction de leurs parcours, lorsqu’ils exprimaient des désirs de « poursuivre plus tard leurs études en ville », « de résider plus tard sur Paris » ou bien à l’inverse de « continuer à résider dans le coin ». Ces stratégies de mobilités résidentielles s’expriment en réalité essentiellement au travers des choix d’orientations scolaires qui sont opérés au moment de l’entrée au lycée, période qui, reprenant l’analyse de Jean‑Jacques Arrighi (2004), constitue un véritable « point focal » dans le processus de différenciation entre ces adolescents d’origine rurale, ou encore au travers des projets de poursuite d’études supérieures qui sont élaborés. Le choix de s’engager dans la voie des études générales au lycée devient en effet rapidement synonyme d’une probable migration, voire constitue pour certains d’entre eux une condition nécessaire à un départ de l’espace local à l’âge adulte, en particulier pour ceux issus des classes populaires stabilisées, qui ne disposent pas forcément de suffisamment de ressources sociales familiales pour effectuer cette mobilité géographique:

  • 49 . Son père est ouvrier horticole et sa mère secrétaire.

De toute façon, moi je me vois pas rester ici plus tard, j’ai trop envie de partir. C’est pour ça [que] j’ai plutôt choisi la filière générale, comme ça je pourrai continuer mes études après le bac sur Paris ou ailleurs. Au moins je me dis que j’aurai le choix d’aller où je veux alors que la filière pro, tu sais tout de suite où ça te mène, t’es un peu obligé de rester dans le coin à galérer (extrait d’entretien avec Fabien49, 18 ans).

30Cela passe parfois, cette fois‑ci davantage du côté des adolescents issus des classes moyennes de la commune, par le choix de scolarisation en internat au lycée qui constitue un moyen très concret et efficace d’effectuer une migration précoce en ville. C’est le cas de David, qui a opté dès la classe de seconde pour une scolarisation en pension complète au sein d’un établissement situé plus au centre de l’agglomération parisienne, en l’occurrence à Versailles, ce qui a fortement transformé sa manière d’habiter et contribué à le couper plus fortement encore des autres adolescents de Bresson. On comprend dans ses propos l’ambivalence de ce choix qui procède d’un côté de la recherche d’un cadre éducatif singulier qui lui permette d’améliorer ses résultats scolaires, mais de l’autre de sa volonté d’accéder dès cet âge à un mode de vie urbain et plus largement de se confronter à d’autres expériences sociales et culturelles :

Au début l’internat, c’était surtout pour améliorer mes résultats scolaires, parce que ça commençait à trop régresser [rires]. C’est parce que je me disperse trop, je sors trop ou alors quand je suis chez moi je suis tout le temps sur la console, donc là au moins ça me pose un cadre où je suis obligé de travailler, t’as pas le choix quoi ! […] Puis voilà, ça me permet aussi de changer de cadre et d’aller sur Paris. J’avais besoin de voir d’autres choses, de connaître d’autres personnes. Rien que les mercredis après‑midis, maintenant, on sort sur Paris avec ceux de l’internat ou on va juste se promener, ça change de l’époque du collège quoi (extrait d’entretien avec David, 16 ans).

  • 50 . Il s’agit d’une adolescente dont le père est artisan et la mère est assistante maternelle.

31À l’inverse, la poursuite des études professionnelles ou techniques, et plus encore le choix de la voie de l’apprentissage, sont plus souvent associés à une future sédentarité, et s’apparentent pour la plupart à un choix assumé de résidence dans un cadre de vie rural sur le long terme. Cette appétence pour les filières « courtes », qui est déjà exprimé à cet âge, permet en effet de combiner le désir d’une entrée précoce sur le marché du travail en même temps que de se projeter dans un espace régional proche ainsi que dans un univers social et résidentiel familier. On observe notamment ce que Jean‑Jacques Arrighi (2004) et Nicolas Renahy (2010) avaient déjà souligné sur le fait que nombre de ces adolescents ruraux d’origine populaire expriment une certaine résistance à une mobilité géographique qui serait contrainte et s’interdisent ainsi des formations supérieures trop éloignées de leur domicile, qui engageraient des coûts économiques mais aussi culturels et symboliques qui seraient trop élevés pour eux. C’est ce qui est ressorti des propos de Margaux50 lorsqu’elle exprime son désir de poursuivre ses études post‑bac dans un établissement supérieur de proximité :

Après moi je l’ai toujours dit, je me vois pas faire des années d’études après. C’est pour ça je pense que le BTS à Nemours, ça va m’aller… Parce que la fac, faut déménager et se prendre un appart en ville… tout ça là, c’est pas fait pour moi. Puis même c’est trop cher. Au moins là, c’est pas loin, je vais pouvoir rester ici, continuer à voir mes amis et à avoir mes p’tites habitudes quoi […] De toute façon je sais que je pourrai jamais habiter en ville plus tard que ce soit pour les études ou le boulot, franchement ça sera trop chaud (extrait d’entretien avec Margaux, 17 ans).

32Les entretiens menés avec ces adolescents ont à cet égard permis de faire ressortir les liens symboliques entre mobilités résidentielles et mobilités sociales qui se dessinent déjà chez eux au cours de cette période. De nombreux travaux ont déjà procédé à des analyses conjointes des logiques de mobilités sociales et géographiques à l’échelle intergénérationnelle dans le contexte français, et ont en particulier souligné la dichotomie entre la mobilité des enfants des classes moyennes ou supérieures et la sédentarité des enfants d’ouvriers et d’employés (Bonvalet & Maison, 1999 ; Blum et al., 1985), en particulier pour ce qui est du milieu rural (Detang‑Dessendre et al., 2003). Il devient alors particulièrement intéressant de saisir comment ces logiques sociales et géographiques sont intériorisées par les individus, en particulier au cours de l’adolescence, et peuvent notamment faire l’objet de stratégies. Du côté des adolescents issus des classes moyennes de la commune, les projets de migrations urbaines s’inscrivent ainsi plus largement dans des stratégies d’ascension sociale, ou encore de reproduction de positions élevées, qui passent avant tout par la voie scolaire, et qui sont fortement alimentées par les stratégies éducatives parentales. Ils s’expriment en particulier pour ces jeunes ruraux franciliens au travers de la symbolique de la « montée à Paris » qui a l’avantage de synthétiser en même temps les deux mouvements :

  • 51 . Il s’agit d’une adolescente issue d’une famille de classes moyennes « supérieures » de la commune (...)

Moi, j’espère que j’irai faire mes études sur Paris, c’est pour ça je bosse pas mal, pour augmenter mes chances d’être prise dans une école là‑bas […] Ouai, c’est déjà pour le cadre de vie, c’est clair que ça serait cool pour ça, mais aussi parce que, si t’as envie d’avoir un bon boulot, c’est plus facile là‑bas, t’as plus d’opportunités. En fait je crois que la plupart des jeunes qu’habitent en campagne comme ici et qui ont envie de s’en sortir, enfin de bien gagner leur vie, ils rêvent tous d’aller sur Paris (extrait d’entretien avec Coralie51, 17 ans).

  • 52 . Jean‑Noël Retière l’a défini comme un capital social et symbolique détenu par des individus sur u (...)
  • 53 . Il s’agit d’une famille « établie » de la commune, le père est un ancien militaire et la mère emp (...)

33Les logiques sont à de nombreux égards similaires du côté des adolescents issus des classes populaires stabilisées de la commune, dont les parents placent de nombreux espoirs dans le processus de démocratisation scolaire à l’instar des ménages ouvriers décrits par Stéphane Beaud (2003), et préfèrent de fait ne pas recourir à leur « capital d’autochtonie »52 (Retière, 2003). Apparaît néanmoins chez elles une différence dans leurs stratégies en fonction du genre, puisque les filles, qui présentent en général de meilleurs résultats scolaires, sont davantage portées par ces logiques que les garçons plus facilement orientés vers des filières professionnelles et techniques de proximité. On a effet pu noter de nombreuses différences dans les trajectoires scolaires à l’intérieur des fratries de ces ménages, comme chez la famille Olivier53, où les parents encouragent explicitement Amélie, 17 ans, à poursuivre ses études supérieures, ce qu’ils n’avaient pas fait pour son frère aîné qui lui, a opté pour l’apprentissage. Ce n’est pas le cas à l’inverse des classes populaires davantage « fragilisées » de la commune, qui disposent de moins de capital social et culturel, et qui recourent davantage à ces ressources issues du local pour inscrire leurs adolescents dans des schémas de reproduction sociale à l’échelle locale. On peut citer l’exemple de deux garçons comme Ludovic et Enzo qui se sont insérés professionnellement dans l’espace local dès la fin de l’adolescence, l’un en devenant apprenti charpentier chez un artisan de la commune, l’autre apprenti boucher chez une connaissance de son père dans un village voisin. Cette trajectoire professionnelle et résidentielle apparaît toutefois fortement ambivalente chez eux. Si d’un côté, leur sédentarité est assumée, parce qu’elle est pour eux synonyme d’insertion durable dans des réseaux relationnels locaux et de proximité avec un univers social et culturel vécu depuis l’enfance, elle peut rapidement se transformer en « piège » lorsqu’elle leur donne le sentiment de les couper progressivement de « l’extérieur » et des autres jeunes, et qu’elle correspond à une condition sociale et professionnelle qui apparaît en partie rejetée :53

Enquêteur : Et le fait que ça soit dans la commune, ça a compté pour toi ?

Ludovic : Ouai, nan mais c’est clair, parce que là je connais déjà. Et puis même pour plus tard, si j’arrive à continuer à bosser chez Aubinet quelques années encore, ça serait cool, parce que moi j’ai grandi ici donc ça va, je me sens bien, là ça me change pas de mes habitudes, je peux encore traîner avec les potes. Mais après, je me vois pas non plus faire ça toute ma vie, parce que c’est dur et t’es pas toujours récompensé. Aubinet il a l’air sympa comme ça, mais comme patron, il te lâche pas. Puis même, le problème c’est que ici, les gens ils vont continuer à te voir comme le p’tit apprenti qui travaille chez Aubinet.

Enquêteur : Donc il y a quand même des inconvénients selon toi ?

Ludovic : Oui, puis même, quand tu vois les autres jeunes partir, continuer leurs études, ça te fait quand même bizarre. T’as l’impression que eux ils profitent encore, ils font plus de trucs, la fête et tout, donc des fois je me dis que j’aurais quand même dû un peu plus taffer à l’école, mais bon… (extrait d’entretien avec Ludovic, 16 ans).

Les différents pôles d’adolescents

  • 54 . Le territoire micro‑régional se définit en effet par un nombre assez faible d’emplois industriels (...)

34En réalité, émergent dans les dernières années de cet âge de la vie trois pôles d’adolescents dans la commune, qui révèlent alors toute la radicalité des processus de différenciation sociales à l’œuvre entre les individus. D’une part, un pôle majoritaire d’adolescents originaire des classes moyennes ou des classes populaires « moyennisées » qui est en voie de migration par la voie scolaire et qui est déjà fortement tourné vers l’extérieur et partiellement acculturé à « l’urbain ». Ils expriment à de nombreux égards ce que Jean Rémy ou encore Melvin Webber avaient mis en évidence, en l’occurrence l’aptitude qu’ont certains individus à vivre en contexte rural et tout en développant peu à peu un mode de vie urbain (Rémy, 1996 ; Webber, 1996). D’autre part, un pôle d’adolescents issus des classes populaires autochtones et pour une partie « fragilisées » de la commune, essentiellement masculin, qui est à l’inverse en partie sédentarisé et qui se caractérise par une forte intersection de ses différentes scènes sociales – résidentielle, professionnelle et amicale. Enfin, les adolescents issus des classes populaires les plus « marginalisées » se retrouvent plutôt dans une situation de sédentarité précaire. En effet, en majorité inscrits dans la voie professionnelle et technique, ces adolescents sont souvent voués plus tard à une migration par défaut, du fait des caractéristiques du marché de l’emploi local qui leur est particulièrement défavorable54, ou bien à l’inverse à connaître une prolongation tardive et forcée de leur cohabitation familiale, qui tranche avec le modèle traditionnel propre aux classes populaires (Galland, 2010 ; Mortain & Vignal, 2013). En témoigne le nombre important de jeunes adultes entre 20 et 25 ans sédentarisés au sein de la commune – et que nous avons suivi au cours de l’enquête par le biais de certains adolescents –, qui ont suivi pour la plupart des formations « professionnalisantes » courtes et se retrouvent en situation de chômage durable. Ils sont en effet nombreux à continuer à fréquenter épisodiquement le groupe de l’adolescence locale, notamment autour de sorties festives et de pratiques de sociabilités proprement adolescentes, et ainsi à se trouver dans une « post‑adolescence55 » qui est avant tout contrainte pour eux. C’est par exemple le cas d’Antoine, un garçon âgé de 23 ans qui a obtenu un BTS Aménagement paysagers, dans l’optique de devenir ainsi paysagiste, mais qui n’a pas réussi à décrocher la moindre opportunité professionnelle près de chez lui depuis la fin de ses études, et qui nous a expliqué à de nombreuses reprises se résoudre à « devoir un jour partir de chez lui ».

Conclusion55

  • 55 . Pour reprendre le terme d’Olivier Galland (2001).

35Cette analyse des différents parcours juvéniles qui se dessinent avec l’avancée en âge permet dans une première mesure de montrer que l’adolescence est un âge de la vie central dans les processus de différenciations sociales entre les individus, au cours duquel les dispositions et les positions sociales se construisent en même temps qu’elles deviennent durables. En réalité, si la pré-adolescence, au cours de laquelle s’apprennent les premières pratiques autonomes, se présente comme un âge de relative indistinction entre adolescents, sans doute favorisée ici par le contexte rural, c’est à partir de 13‑14 ans que se font ressentir les effets combinés de la carrière scolaire, des stratégies éducatives familiales et du genre dans les processus de socialisation, et que se vérifie le constat d’Alexis Ferrand (2013) que les jeunes qui réalisent des choses ensemble au sein de l’espace public ont tendance à présenter les mêmes caractéristiques sociales. Cela nous amène à interroger le rôle que tiennent les pratiques de mobilité – et plus largement les usages de l’espace public – à cet âge dans la construction de soi : sont‑elles le simple reflet des différentes appartenances et dispositions sociales et de genre des individus ou bien à l’inverse participent‑t‑elles activement à remanier les manières d’être et d’agir des individus et ainsi à progressivement les rassembler autour de pratiques sociales et spatiales identiques ? Si elles jouent indéniablement un rôle dans la construction de leur identité sociale à cet âge, notamment parce qu’elles participent d’une socialisation horizontale et confrontent les individus au domaine public (Devaux & Oppenchaim, 2012), il convient de relativiser l’influence des pratiques de mobilité au regard des institutions traditionnelles de socialisation que sont la famille et l’école. Les pratiques de mobilité ne contribuent en effet que dans de rares cas à la rencontre et à l’affiliation durable dans des réseaux de sociabilités socialement distincts, mais à l’inverse participent, au travers des routines, à progressivement forger des manières d’être et d’agir qui entrent souvent en résonance avec les dispositions sociales et familiales des individus. Cette analyse des manières d’habiter permet également de mettre en évidence qu’à l’adolescence, la différenciation sociale est aussi une différenciation de genre. En réalité, les dispositions de genre sont particulièrement opérantes dès les premiers âges de l’adolescence et ont tendance à structurer très tôt les pratiques des individus. Elles s’articulent ensuite peu à peu à leurs dispositions sociales au fil de l’âge. Il existe en effet, au‑delà des logiques de différenciation en fonction des appartenances sociales, des manières d’habiter proprement féminines et masculines, certes socialement situées, mais qui de la même manière contribuent à jouer un rôle dans la socialisation de ces individus et à progressivement forger différentes communautés de destins adolescents.

36Cette analyse des manières d’habiter d’adolescents résidant en milieu rural nous permet également de souligner la grande diversité qui caractérise les jeunes appartenant aux classes populaires aujourd’hui, notamment au travers de l’opposition entre, d’un côté, des jeunes issus des couches les plus « marginalisées » et parfois proches d’une certaine précarité sociale, et de l’autre, ceux appartenant aux classes populaires « établies » et en partie « moyennisées ». L’approche localisée se révèle être à cet égard particulièrement pertinente pour appréhender leur grande division interne, au regard de la différenciation progressive de leurs dispositions sociales, familiales et de genre et de leurs parcours scolaires, mais aussi de la conflictualité qui caractérise peu à peu leurs relations à partir d’un certain âge. Plus largement, cela nous amène à questionner la pertinence de la catégorie « jeunesse rurale », encore fortement mobilisée aujourd’hui dans le débat public, du fait des différentes trajectoires sociales et résidentielles ainsi que des manières d’habiter qui se dessinent au fil de l’adolescence. La distinction entre « catégorie spatiale » et « catégorie de sens » (Rémy & Voyé, 1992) devient particulièrement opérante ici et permet de distinguer ce qui relève, d’un côté, des territoires de résidence (les « campagnes »), et de l’autre, des caractéristiques sociales et culturelles des individus (la « ruralité »). La catégorie « jeunesse rurale » ne tend ainsi à qualifier que les adolescents définis par une certaine ruralité, par un ancrage à la fois social et culturel populaire – en particulier une proximité à la culture paysanne – ainsi que par une manière d’habiter caractérisée par une sédentarité et une intersection forte des différentes scènes sociales, tandis que d’autres, qui détiennent des dispositions sociales et culturelles particulières, parviennent à résider au sein de campagnes rurales tout en développant peu à peu un mode de vie urbain.

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Notes

1 . On retrouve nombre de ces travaux dans le dossier de la revue Politix dédié à la question. Voir « Différencier les enfants », Politix, 2012, no 99.

2 . Julian Mischi et Nicolas Renahy (2008) ont plus largement montré les difficultés des sciences sociales à appréhender les mondes ruraux contemporains, étant donné que ces derniers sont constamment renvoyés à la « tradition » et à l’« archaïsme » et de fait trop souvent confondus avec les mondes agricoles.

3 . En l’occurrence, un foyer rural.

4 . Il s’agissait, en compagnie de deux autres animateurs, d’accompagner les adolescents dans la réalisation de courts‑métrages.

5 . Nous étions en effet présent au sein du foyer rural et au sein de la commune généralement deux fois par semaine.

6 . L’ensemble des noms de lieux et de personnes ont été ici changés afin d’en respecter l’anonymat.

7 . Pour reprendre l’expression de Michel Bozon et Anne Marie Thiesse (1985) afin de désigner les espaces ruraux situés en périphérie des aires urbaines.

8 . Les agriculteurs et artisans représentent respectivement 8 % et 12 % de la population communale, les ouvriers 18 %, les employés 2 % et les retraités 16 % alors que les cadres et professions intermédiaires seulement 9 % et 13 % (RGP 2007).

9 . Son père est éducateur spécialisé dans une institution pour enfants handicapés tandis que sa mère infirmière. L’ensemble des caractéristiques socio‑démographiques des adolescents enquêtés à Bresson (professions des parents et fratrie) peut être consulté en annexe électronique sur le site de la revue (https://sociologie.revues.org/2650).

10 . La petite sœur de David : son père est éducateur spécialisé et sa mère infirmière.

11 . Il est le fils d’un ouvrier paysagiste et d’une agente des services hospitaliers.

12 . Situé à une dizaine de kilomètres de la commune.

13 . « L’atelier vidéo » était en effet régulièrement fréquenté par une douzaine d’adolescents âgés de onze à quatorze ans dont seulement deux étaient extérieurs à la commune.

14 . Joël Zaffran (2010) a mis en évidence que les activités de loisirs représentaient, du point de vue d’une majorité de parents, un support au « développement cognitif et à la réussite scolaire » des adolescents et qu’elles avaient plus généralement des effets sur leur « personnalité », sur la « confiance en soi » et la « maîtrise corporelle ».

15 . Il est le fils d’un agent EDF et d’une secrétaire.

16 . Elle est la fille d’un ingénieur mécanique et d’une infirmière.

17 . Son père est artisan menuisier.

18 . Il est issu d’une famille ouvrière de la commune, son père étant ouvrier spécialisé et sa mère aide‑soignante.

19 . Elle est issue d’une famille ouvrière, son père étant manutentionnaire dans une usine de fabrication de cartons située à quelques kilomètres de Bresson et sa mère femme au foyer.

20 . C’est‑à‑dire des pratiques de mobilité réalisées sans la présence et la supervision d’adultes et notamment des parents.

21 . Elle est issue d’une famille appartenant aux classes moyennes « intermédiaires », son père étant commercial et sa mère employée administrative.

22 . Il est issu d’une famille appartenant aux classes populaires « stabilisées » : son père est artisan menuisier et sa mère employée administrative.

23 . Son père est ingénieur et sa mère cadre de la fonction publique.

24 . Pour reprendre la dichotomie entre established et outsiders forgée par Norbert Elias et John L. Scotson (1997).

25 . Leur très faible attention pour les tâches scolaires combinée à des stratégies éducatives et notamment une surveillance parentale plus relâchées les inscrit en effet dans un temps libre et partagé qui leur est spécifique dans la commune.

26 . Son père est artisan électricien et sa mère secrétaire de mairie.

27 . Pour reprendre l’expression de Jean Claude Chamboredon et de Madeleine Lemaire (1973).

28 . Il s’agit d’une retraitée, ancienne agricultrice de la commune.

29 . Cela rejoint les travaux d’Alain Vulbeau (2014) à propos des représentations péjoratives des usages de l’espace public en ce qui concerne les jeunes d’origine populaire.

30 . Il est issu d’une famille d’employés de la commune, son père étant agent EDF et sa mère secrétaire.

31 . Son père est éducateur spécialisé dans une institution pour enfants handicapés tandis que sa mère est infirmière.

32 . Son père est un ouvrier artisan dans une entreprise de maçonnerie locale, tandis que sa mère est secrétaire de mairie dans une commune voisine.

33 . Puisque son père est ingénieur en environnement et sa mère cadre dans la fonction publique.

34 . Pour reprendre l’expression de Florence Weber (1989).

35 . Il est le fils d’un artisan charpentier et d’une mère au foyer.

36 . Sur ce point, voir notamment Olivier Masclet (2001).

37 . C’est‑à‑dire, à propos de leurs dispositions corporelles (Bourdieu, 1980).

38 . Son père est ingénieur informaticien et sa mère assistante commerciale.

39 . Elle est issue d’une famille de classes moyennes de la commune, son père est ingénieur informaticien et sa mère infirmière.

40 . En l’occurrence Fontainebleau.

41 . C’est–à‑dire situés dans des communes de petite taille, comme c’est le cas de la majorité de ces adolescents de Bresson qui fréquentent un établissement localisé dans une commune de 4 000 habitants.

42 . Sur ce point, voir notamment le travail de Ugo Palheta (2012).

43 . Le fils d’un artisan menuisier local.

44 . Pour reprendre l’expression de Jean-Noël Retière (1988).

45 . Le groupe de référence d’un individu est celui qu’il a tendance à prendre comme modèle tandis que le groupe d’appartenance est celui dont il fait objectivement partie du fait de ses caractéristiques sociales.

46 . Un adolescent issu d’une famille de fonctionnaires de la commune, son père est professeur des collèges et sa mère assistante sociale.

47 . Alors que la majorité des garçons de la commune se caractérise par des cheveux coupés courts, style proprement populaire, Valentin a quant à lui adopté une coupe de cheveux long davantage caractéristique des jeunes des classes moyennes et supérieures (Pasquier, 2005).

48 . Sylvie Tissot (2011) a montré que la définition de la diversité était relative – qu’elle soit sociale, ethnique ou culturelle –, et l’objet d’une construction symbolique qui est utilisée par la bourgeoisie progressiste pour se distinguer des autres couches sociales.

49 . Son père est ouvrier horticole et sa mère secrétaire.

50 . Il s’agit d’une adolescente dont le père est artisan et la mère est assistante maternelle.

51 . Il s’agit d’une adolescente issue d’une famille de classes moyennes « supérieures » de la commune, son père est ingénieur informaticien et sa mère femme au foyer.

52 . Jean‑Noël Retière l’a défini comme un capital social et symbolique détenu par des individus sur un territoire singulier (Retière, 2003).

53 . Il s’agit d’une famille « établie » de la commune, le père est un ancien militaire et la mère employée de commerce.

54 . Le territoire micro‑régional se définit en effet par un nombre assez faible d’emplois industriels, dans la « construction » ou encore dans « l’artisanat », généralement destinés aux garçons issus des classes populaires, ainsi que par un taux de chômage des jeunes relativement élevé, en l’occurrence de 26 % (RGP 2006).

55 . Pour reprendre le terme d’Olivier Galland (2001).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julian Devaux, « L’adolescence à l’épreuve de la différenciation sociale », Sociologie [En ligne], N°4, vol. 6 |  2015, mis en ligne le 03 janvier 2016, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/2648

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Auteur

Julian Devaux

julian.devaux@enpc.fr
Docteur en sociologie, chercheur associé au Laboratoire Ville Mobilité Transport - École des Ponts ParisTech (UMR LVMT), 6‑8 avenue Blaise Pascal, Champs sur Marne, 77455 Marne‑la‑Vallée cedex 2, France

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